James Joyce ou l’écriture matricide. Sous ce titre un peu rébarbatif peut-être, on lira un livre de Jacques Trilling, dont j’estime qu’il est, de tous les livres consacrés à Joyce, l’un des plus beaux. Je n’ai, bien entendu, pas lu tous les livres traitant de Joyce, personne ne le peut. Mais il se trouve que j’en ai lu quelques-uns. Dont voici, je le redis, l’un des plus beaux. Jugement éminemment subjectif et contestable. Strong opinion, pour parler comme Nabokov.

Il s’agissait, au départ, d’un article paru dans La Cause freudienne (n° 7-8, avril 1973). Même pas un livre, donc. Il a été repris en volume aux éditions Circé en 2001, avec une préface de Jacques Derrida, intitulée « La Veilleuse ». Jacques préface Jacques lisant Jacques (valant pour James, ou encore pour Giacomo, Joyce). Manque un autre Jacques à l’appel, à savoir, Lacan. S’il n’est pas sans hanter le livre, celui-ci est évoqué, en passant, par Derrida mais aussi par Trilling dans son essai (le séminaire du Sinthome sera donné en 1975-76 seulement). Et l’on pourrait ajouter un cinquième Jacques, pour qu’ils soient tous les doigts de la main, en mentionnant Jacques Aubert, qui fit tant pour faciliter l’accès de Lacan à Joyce et pour le curieux frayage sinthomal que l’on sait.
C’est de l’ordre du « Jacques à dit… », et le présent article prendra par endroits les accents d’une confession. Quand je découvris James Joyce ou l’écriture matricide, peu après sa parution (j’avais peu lu au sujet de Joyce encore, et je revenais tout juste d’un assez long séjour en Irlande), ce fut un véritable Tolle lege. J’étais un peu comme Augustin sous son figuier, et Jacques préfaçant Jacques lisant Jacques a dit, Lis.
Action de grâce ? Peut-être. En tout cas, impératif catégorique quant à l’illisible. C’est la découverte somme toute précoce de ce livre, dans une vie de lectures, qui a fait de ce livre sinon le plus beau, l’un des plus beaux.
Le désir de lire l’illisible Joyce était là, déjà, par le texte seul, par le fait d’abord de Ulysses. Le premier « Jacques a dit… », péremptoire, aussi dérangeant qu’un coup de dés, vient de Joyce lui-même, qui nous enjoint à l’impossible.
Je ne conseillerais pas James Joyce ou l’écriture matricide à qui voudrait s’initier à Joyce. Trilling, en effet, propose une sorte de lecture passionnelle de Joyce. Il emporte Joyce par-devers lui, tout comme Michel Strogoff le fait avec le message du Tsar. Michel, idéal Hermès, mais c’est une autre histoire, un autre frayage.
James Joyce ou l’écriture matricide m’a néanmoins permis d’opérer une première Bahnung au sein du texte de Joyce. Le frayage ou la Bahnung freudienne se traduit par « facilitation » (anglais), « facilitazione » (italien), mais je ne suis pas sûr que Trilling nous facilite Joyce. (La psychanalyse n’a sans doute pas pour vocation de faciliter.) Frayer, c’est tracer un chemin — d’où l’idée, chez Freud, de faciliter dans le domaine neuronal. Robert nous explique qu’il s’agit, étymologiquement, de tracer un chemin « par le frottement des pieds au sol ». Cela revient plus généralement à « ouvrir », à « pratiquer » un chemin. Cela peut aller jusqu’à jouer des coudes dans la foule. Robert nous rappelle qu’il y a aussi le sens de frayer en bonne compagnie. Mais c’est aussi, toujours selon Robert, un geste de fécondation (« Déposer ses œufs en parlant de la femelle du poisson qui frotte souvent son ventre pour faciliter l’émission. … Féconder ces œufs, en parlant du mâle. ») Et le Grand Bob nous dit aussi bien que le frai n’est autre que le « poisson qui remonte les cours d’eaux pour frayer ». Dans Ulysse (traduction de 1929), on a le « frai … qu’apporte la vague », qui se donne à lire à Stephen (« Signatures de tout ce que je suis appelé à lire ici… »). Eh ! bien, la Bahnung que permet Trilling, c’est un peu tout cela en même temps. Derrida voit en l’essai de Trilling « le frayage inventif d’une trace sur la trace d’une autre trace ». Lisant Trilling, on fraye et on se frotte d’un Jacques à l’autre. Répondant au Tolle lege, on remonte nécessairement un courant, dans lequel nous ne sommes jamais que du menu fretin.
Remontant la piste des Jacques, on tâchera cependant d’être inventif, à défaut de céder à la facilité : « Celui qui tente d’écrire la lecture d’un auteur qui a précisément œuvré pour qu’en lecture seconde le sujet puisse se constituer comme lisant, se découvre donc avec son écrivain dans un passage difficile. » En d’autres termes : se découvrant face à l’illisible, on se déclare lecteur (un peu comme on se déclare vaincu).
Ailleurs, Trilling parle du désir d’interprétation autant que de lecture : « Il en vint à remarquer que son désir d’écrire concernait un livre, Ulysse, publié à grand fracas non sans mal l’année de sa naissance et dans la même ville. Ils avaient en somme le même âge. Ainsi, au deuil, à l’inceste, à la rivalité, s’ajoutait la plus classique des mégalomanies, songea-t-il, sous sa forme la plus naïve, narcissiquement la plus blessante. » Lacan, quant à lui, délire sa rencontre avec Joyce, avec qui il aurait, à l’en croire, presque frayé. Que, pour ma part, tout jeune homme, je débarque à Dublin un 16 juin ne fut évidemment pas fortuit. Le frayage inventif ou hétérodoxe à quoi nous somme Joyce fait déborder les signes. Il n’est pas sans déformer le hasard, faisant de lui l’outil du destin. « Il s’apercevait que son propre texte tendait à être à la fois production et histoire de sa production, seule l’écriture pouvait lui permettre de saisir la réalité de l’illusion historique. » (Trilling).
James Joyce ou l’écriture matricide a ceci de particulier qu’il s’agit d’un essai (un « try », un « tri », un « trille » de Trilling, comme le signale Derrida) où Trilling tente une anamnèse de lecture. En sort notamment le curieux récit d’un écolier et de son professeur, M. Crevet, agrémenté de libres associations liées au regard : « Perçant regard ou Père sans regard ? » ; « C’est d’une évidence, dirait l’autre, qui vous Crevet les yeux. », « l’œil qui veut plutôt savoir que voir et la lumière qui menace d’aveuglement », etc. Joyce, il est vrai, c’est toujours un peu une histoire de l’œil. De même que, chez Freud, c’est une affaire d’oreille. Trilling ne manque pas de nous rappeler ce qui relie Joyce et Freud « L’homonymie patronymique d’abord [Freud/Joyce]. L’étrange déterminisme de la maladie ensuite : Freud à l’écoute de l’inconscient devient sourd et Joyce qui met à mort la littérature et révolutionne l’écriture devient aveugle. » Ce que Trilling ne relève pas, mais son texte y pense, c’est le « do you hear what I’m seeing… ? »)/ « see wha’m hearing ? » dans le Wake. Et, dans Ulysses : « Shut your eyes and see », ferme les yeux pour voir.
Prenons l’Écriture matricide par la fin :
« Si la parole du Père fait la loi du jour, celle de la mère, qui a le dernier mot du soir fait la loi occulte, langage de nuit, nighty language, dont l’écoute silencieuse est, comme l’écume que laisse le noir vaisseau au plus profond de la nuit, ce blanc et fin sillage [Wake : sillage, veillée de corps (en Irlande seulement). To wake : s’éveiller. (Harrap’s) — note de J.T.] inscrit sur la mer, toujours imperceptible, signe de vie, et, que l’on soit navigateur ou corsaire, signe à suivre. »
Rien ne sert de commenter ce passage. Il parle de lui-même. Mieux, il s’est décroché, un peu comme la dernière feuille ou page (« leaf ») à la fin du Wake. Il parle en Joyce. Quelques pages auparavant, Trilling citait une phrase du Wake dont ce passage s’inspire assez ouvertement : « Leave the letter that never begins to go find the latter that ever comes to end, written in smoke and blurred by mist and signed of solitude, sealed at night. » (FW 337.11-14). [Laisse la lettre qui jamais ne commence pour trouver l’autre qui à jamais arrive à fin, tracé de fumée brouillé de brume et signé de solitude, au sceau de nuit.]
Sealed at night. Le livre de Trilling — ceux de Joyce aussi bien — me parlait d’une réalité que je commençais à peine de comprendre, encore que fort obscurément : « On n’en finit jamais de tuer le deuil car il parle une langue de nuit. » Partant de ce frayage préalable, de cette impossible remontée, j’ai pu m’engager dans une drôle de traversée, qui s’effectue par une langue de nuit. Elle consiste à tâcher de lire Joyce, mais pas seulement.