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Pour une éthique de la lecture : Gracq lecteur de Breton (rêverie pro domo, 2)

pour surmonter l’angoisse d’aujourd’hui
et nous rouvrir aux « neiges de demain »

J’ai lu André Breton et sa malle d’aurores comme un plaidoyer de son auteur pour une « rêverie pro domo » (voir ici). C’était réduire le livre de Joël Cornuault à pas grand-chose. Car cette Malle d’aurores voyage résolument très loin, et nous avec. Ma notule d’alors ne rend pas pleinement justice à ce grand petit livre, à ce livre aventureux (« l’aventure au-delà de toutes les aventures » (Nadja)). Je crois néanmoins partager avec Joël un goût très immodéré pour Julien Gracq, un goût déraisonnable, inégal et, à mieux dire, déséquilibré : le romancier chez Gracq me remue très peu ; l’essayiste, lui, me bouleverse.

Une phrase prise au hasard dans En lisant en écrivant : « Ce goût qu’il [Breton] avait de la vie immédiate jusque dans ses dons les plus ténus, jusque dans ses miettes — goût toujours neuf et renaissant, toujours ébloui, même dans le grand âge — rien ne me le rendait plus proche ; rien n’était plus propre que cette attention inépuisable donnée aux bonheurs-du-jour à faire vraiment avec lui à tout instant fleurir l’amitié. » Cela devrait suffire à ce que l’on s’enthousiasme pour Gracq. En voici davantage :

« Je songe aux farouches et arides élucubrateurs qui sont venus après lui [après Breton, donc], dérisoirement occupés à refaire sur concepts — comme on achète sur plans — un monde préalablement vidé de sa sève et qu’ils ont commencé par dessécher sur pied, justiciables par là du mot de Nietzsche : ‘‘Le désert s’accroît. Malheur à celui qui porte en lui des déserts.’’ C’est quand la luxuriance de la vie s’appauvrit que montrent le bout du nez, enhardis, les faiseurs de plans, et les techniciens à épures ; après quoi vient le moment où il ne reste plus qu’à appauvrir la vie davantage encore, pour en désencombrer la planification. Il y avait ici un refuge contre tout le machinal du monde. »

Gracq avait fréquenté Breton et il écrivit ces quelques lignes vibrantes à l’occasion d’une visite du 42, rue Fontaine, dix ans après la mort de Breton. Force est de constater que notre monde a désormais été livré aux « techniciens à épure » (cette remarque de Gracq résonne fort avec La Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer ; nous peinons à exister, selon un schématisme grossier) et que nos coordonnées actuelles ne sont plus, il s’en faut de beaucoup, ni celles de Breton ni de Gracq.

Dans leur profonde inactualité, par leur intempestivité même, Gracq et Breton ne nous en livrent pas moins généreusement le chiffre d’un signe ascendant. Cornuault ne manquait pas de le rappeler au sujet de Breton qui, dans l’Ode à Charles Fourier, « associe dans un commun élan l’intuition et la raison, la subjectivité et l’objectivité, l’onirique tout autant que la connaissance » (André Breton et sa malle d’aurores). Que l’on soit devenu incapable non seulement de déchiffrer ce signe, mais ne serait-ce que de l’entrevoir dans l’horizon calaminé de maintenant, ne laisse pas de me désespérer.

Cornuault et Gracq se rencontrent au moins sur un point (il en est d’autres) quant à Breton ; tous deux soulignent l’importance de Poisson soluble, qui est une excellente entrée en matière d’écriture automatique. Ces proses de Breton constituant une sorte de mise en acte des préceptes du surréalisme. Il faut y aller voir. Gracq a fourni une excellente préface (« Spectre du ‘‘Poisson soluble’’ » (1950)) à ce texte de Breton qui devait initialement accompagner le Manifeste du surréalisme. « Réussis ou manqués, écrit alors Gracq, leur importance n’est pas là : ils nous rendent cette saveur irremplaçable dont on s’est tellement ingénié depuis à nous faire perdre le goût : des poèmes qui sont une invitation à la poésie. » Mais avant cela, en 1948, Gracq avait fait paraître un essai capital, André Breton. Quelques aspects de l’écrivain.

Que l’on n’écrive plus aujourd’hui comme Gracq, on peut s’en remettre. Il est des styles qui survivent, et fort bien, loin de Gracq. Le scandale, c’est qu’on ne lise plus à la manière de Gracq, à la faveur d’une « fidélité intellective » envers nos objets (Michon). C’est que la séparation est consommée entre le lectorat et l’œuvre littéraire, a fortiori celle d’un André Breton, dont — lésine, moraline ou incurie — les motifs de ne pas la lire surabondent, débordent allègrement la perspective contemporaine, combien étroite et réticente aux méandres. Redisons-le, on nous a confisqué la poésie, en la livrant à des professionnels de la poésie, en en faisant un objet d’édification à l’usage, Gracq dixit, du « troupeau des inoffensifs fonctionnaires de lettres » (attention, j’ai des noms).

Et corrélativement : pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature ? se demande Nathalie Quintane dans Les Années 10. Gracq, on le sait bien, ce n’est pas l’extrême gauche. Oh ! que non. Et je ne suis pas persuadé que Breton se soit entendu à bloquer un rond-point, chasuble jaune sur les épaules. Quand bien même. Gracq et Breton, mais Quintane également, nous offrent une littérature non-encore désamorcée. Une écriture, à mieux dire.

La « fidélité intellective » résulte, chez Gracq, d’une pratique de l’amitié. Et les belles pages d’En lisant en écrivant consacrées à Breton témoignent plus encore de cet aspect que « Spectre du ‘‘Poisson soluble’’ » ou que André Breton. Mais elles sont anecdotiques au regard des trouées lumineuses que Gracq opère non à proprement parler dans l’œuvre de Breton, mais à travers celle-ci. Gracq propose un paysage de pensée, même si quelquefois le contexte ne se détache que difficilement pour le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui d’un certain fond conjoncturel. Cela fait que le livre date quelque peu, que les pointes de ses polémiques s’émoussent.

Pour autant, cet André Breton n’a pas fini de faire date. La vigueur dans le style et dans l’énonciation en fait un livre aux bords encore tranchants et nets, très différent de la critique vague et à peine contondante que l’on feint de tolérer de nos jours. Là encore, il existe des professionnels en la matière, des tâcherons du texte dont Gracq se fiche à juste titre : « Quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture que le métier de critique : un expert en objets aimés ! Car après tout, si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales, et de créatures de perdition, elle ne vaut pas qu’on s’en occupe. » (En lisant en écrivant).

Soit le vers fameux de Mallarmé : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui. » Gracq en signale « le fil syntaxique, d’ailleurs réduit au rôle presque évanescent de la juxtaposition, [qui] s’obnubile totalement, se résorbe derrière les halos irradiants et absorbants exacerbés autour de chacun de ces mots — halos qui réussissent par dilatation à souder l’une à l’autre sans solution de continuité leurs franges, comme une girandole nocturne où les feux semblent prendre surnaturellement de proche en proche. » D’autres interprétations stylistiques qui ne manquent ni de souffle ni de clarté animent le livre sur Breton, comme celle-ci : « La phrase si particulière de Breton n’est que la traduction de cette volonté d’élan libre prolongé et suivi jusqu’à son ultime déferlement, de cette décision de se confier, où qu’elle le conduise et sans craindre les embarras du langage, à la crête de l’onde la plus sensible. » Il faut lire aussi les beaux développements de Gracq sur la courbe de la phrase chez Breton, phrase dont la syntaxe se retourne comme un gant et qui, sans grande pudeur, nous présente son squelette. Mais ce qui saisit peut-être encore de manière plus décisive et vigoureuse dans André Breton, c’est la faculté de synthèse : « Ce qui peut presque se prouver pour Hegel ne peut guère que se pressentir chez Freud. » Le jeu entre presque et guère est subtil et juste. Gracq, théoricien rêveur, sait rester un écrivain, de même que Breton selon lui œuvre en poète : « ce qui rend son cas passionnant c’est qu’en dépit de ses dons poétiques il est d’abord un théoricien et un écrivain d’idées et cependant un poète en tant que tel. » L’hétérodoxie de Gracq consiste, ainsi que chez Cornuault, en une rêverie pro domo, qui s’annexe Breton tout en méditant intensément sur son propre rapport au monde, sur son expérience même. Cela touche à une éthique propre à la lecture. Que fait-on d’un texte ? Comment y vit-on ? Que voit-on au travers ?

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