Non classé

Lampedusa lecteur de Hopkins

pour Jean-Baptiste

« Surprenant Lampedusa ! » s’exclamait Pascal Dethurens en ouverture de l’hommage que nous (Dethurens, Maria Maruggi et moi-même) consacrions à Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans la revue Europe [voir ici].  Nous nous étions proposé, recrutant pour l’occasion une douzaine de contributeurs, de relire Le Guépard, nous intéressant plus expressément à l’art romanesque du grand Sicilien, dont l’unique roman est quelque peu éclipsé par la géniale adaptation cinématographique de Visconti.   

De fait, non, Lampedusa n’a pas fini de nous étonner. Les éditions Allia nous donnent accès à quelques-unes des plus belles pages que Lampedusa consacre à la littérature (sur Shakespeare, Stendhal et Byron, dans des traductions de Monique Baccelli). Il ne s’agit-là que d’un maigre aperçu : l’ensemble des leçons de littérature de Lampedusa occupe pas moins de 1 300 pages du volume des œuvres de Lampedusa dans la collection « I Meridiani », qui est un peu l’équivalent de notre auguste « Pléiade ».

L’auteur du Guépard mangeait des pâtisseries au café Caflisch (Palerme) tout en se délectant de Saint-Simon, en « Pléiade » justement. Il consacre d’ailleurs quelques pages à son auteur fétiche dans ses leçons de Letteratua francese. Ces cours qu’il donnait à des amis, et plus particulièrement à Francesco Orlando (il était chargé de les lire à cet auditoire de choix), portaient sur les littératures anglaise et française.

L’approche est chronologique. L’empan est des plus larges : de Beowulf à Ulysses de Joyce, pour le domaine anglophone ; de la littérature du quinzième siècle à Proust, pour le domaine français. On obtiendrait aujourd’hui une agrégation de lettres à moins.

La méthode du professeur Lampedusa est pour le moins teintée de sainte-beuvisme. Mais cela fonctionne. Il arrive cependant que Lampedusa nourrisse son discours de critiques qu’il digère à peine. Ainsi, les pages sur Stendhal sont fortement marquées par l’étude que Jean Prévost fait paraître une première fois en 1942 (La Création chez Stendhal, Essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain), mais dont Lampedusa dispose de la réédition de 1951. On est néanmoins étonné de l’appétit de Lampedusa dans le domaine critique français, qui aurait lu, nous précise Orlando dans ses souvenirs, jusqu’à  La Distance intérieure (1952) de Georges Poulet.

Lampedusa reconnaît ne pas avoir une connaissance étendue de la poésie anglaise de son temps. Il aurait notamment aimé à lire Dylan Thomas de plus près (et on en aurait été fort curieux…), mais voilà : « Le commerce du livre, soupire Lampedusa, est le plus mal organisé de tous. Cela fait cinq mois que j’ai commandé Dylan Thomas, il n’est pas arrivé…»

Si l’on ne sait pas l’italien, on pourra toujours se rabattre sur l’allemand. Avec Morgenröte der englishen Modernen (1995), les éditions Klaus Wagenbach (Berlin) proposent un choix de textes de Lampedusa consacrés aux anglo-saxons de la modernité (non pas les modernistes à proprement parler), où se succèdent Henry James, W. B. Yeats, G. K. Chesterton, G. B. Shaw, H. G. Wells, Joseph Conrad, D. H. Lawrence, James Joyce, Virginia Woolf, T. S. Eliot, Chrisopher Fry et Aldous Huxley.

L’ouvrage présente un réel intérêt, mais le panel ici proposé me semble incomplet, ou, à mieux dire : non nécessairement représentatif des modernes anglo-saxons, pour lesquels Lampedusa avait un goût certain et une connaissance pour le moins solide.

En effet, qui lit encore Christopher Fry de nos jours ? Vraiment ? Mais il y a plus grave : Gerard Manley Hopkins manque à l’appel.  

Strict contemporain de Mallarmé, le poète jésuite (ou le jésuite poète ?) signale le début de la modernité dans le domaine poétique anglais. Ainsi, The Faber Book of Modern Verse, la célèbre anthologie établie par Michael Roberts (réédition de 1965, mise à jour par Donald Hall), lui consacre davantage de pages qu’à Pound, tout miglior fabbro soit-il. Lampedusa est, lui aussi, du fin fond de son croulant palais sicilien, bien conscient du rôle crucial de Hopkins.   

Lampedusa brosse efficacement la vie du poète, et l’on croit lire entre les lignes un portrait de Lampedusa en personne, qui fomentait alors le roman que l’on sait : « Nul ne savait qu’il avait écrit des vers ; il ne s’intéressait à la littérature que de manière secondaire. » Lampedusa rappelle que l’on ne découvrira Hopkins qu’en 1930, lors de la réédition de ses poèmes. Là encore, on est tenté d’entendre l’énonciation même d’un destin littéraire posthume, qui n’est pas sans préfigurer celui de l’auteur du Guépard. Bien que le succès de Lampedusa fût plus soudain et vaste. « Aujourd’hui, précise Lampedusa, la gloire de Hopkins est à son zénith. Les jeunes générations de poètes reconnaissent leur maître en lui, tant par le caractère abstrait de la matière qui l’inspire (et cette abstraction est fort belle), que par le profond renouvellement qu’il opère dans la prosodie et le vocabulaire. »

Non sans un certain raffinement — il s’agit en réalité de fausse modestie —, Lampedusa élude sa méconnaissance du mètre anglais : « N’en parler [i.e. du mètre anglais] qu’au bout de huit cents pages est le signe d’une part de mon ignorance du sujet et, d’autre part, celui de mon désir de ne pas vous ennuyer. » Lampedusa parvient néanmoins à présenter un rapide exposé de la prosodie anglaise qu’il considère assez justement comme « mixte ». Il n’oublie pas de souligner l’importance du « sprung verse » de Hopkins qui a « changé la face de la poésie anglaise ». De manière hardie, il compare sur ce point l’art combien exigeant de Hopkins à la Dauerkopfmelodie de Wagner. Il s’agit, explique-t-il, d’un procédé qui s’oppose « clairement au mélodrame italien, un procédé qui demande une fine écoute mais qui, dans des mains habiles, produit des résultats prodigieux, bien qu’ils ne soient pas accessibles à une sensiblité sans préparation aucune ». Il fallait y penser. 

Le prince sicilien s’intéresse également à la fabrique langagière de Hopkins, et il recourt à une image amusante : « Hopkins cherchait à distiller la poésie. Qui dit distillation, dit concentration. Une seule bonne bouteille de cognac exige une barrique entière de vin. » Le dosage est hopkinsiennement juste, quoique sans doute imbuvable : il s’agit d’une poésie pour le moins raide. Cela ne saurait effaroucher notre prince, qui propose un commentaire serré des deux quatrains de « Duns Scotus’s Oxford », dont il évoque tour à tour la prosodie si particulière et la nominalisation des adjectifs. Je suspecte néanmoins Lampedusa d’avoir pioché ces détails dans l’édition parue chez Guanda. Je vais vérifier, promis. Et je n’attendrai pas que l’ouvrage arrive de Milan, de Rome ou d’ailleurs, qu’il mette comme au temps de Lampedusa plus de cinq mois à venir. J’irai, moi, chercher icelui bouquin, où qu’il se trouve, et on en reparle.

Lampedusa ironise sur la dimension adventice de ce poète (mais avons-nous seulement saisi la profonde modernité de Lampedusa ?), sans doute trop audacieux pour le goût sicilien. « Ce n’est que dans cinquante ans que l’on lira Hopkins à Palerme, quand la sensibilité moderne sera passée à autre chose.  Ainsi vont les choses par ici. » On comparera judicieusement cette remarque aux « lenteurs pragmatiques du fleuve sicilien » dans Le Guépard. Preuve s’il en était besoin qu’un auteur aussi riche et varié que Lampedusa — aussi obstinément ancré dans sa vision — ne peut que se baigner dans les eaux d’un seul et même roman.

Lampedusa poursuit sa leçon consacrée à Hopkins en parcourant un bon nombre de ses poèmes, qu’il rapproche notamment de ceux de Leopardi. Il n’hésite pas à voir en Hopkins le plus grand poète lyrique depuis Keats. Mais l’éloge le plus beau et le plus cruel, le voici sans doute : « La vocation religieuse de Hopkins a été une catastrophe pour la littérature. »   

_____________________________

Voir aussi, sur Hopkins, le dossier dans Europe [ici].

Laisser un commentaire