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Discours contre théorie (notes sur la traduction, 3)

(Jean Tinguely, Gismo, 1960, coll. Stedelijk Museum Amsterdam. Photo de Gert Jan van Rooij, détail)

Soit le propos suivant d’Alice Notley, poétesse américaine contemporaine, dans le dernier numéro de The Paris Review (printemps 2024) :

But I have no interest in translation. I have no interest in the conversation about it. I can barely be bothered to have my work translated, although I know it’s a good idea. I hate it when people start talking about how important it is, which it is—I know it is—but people talk about all these different things you can do as a translator, all these different kinds of translations, and all of that is ridiculous. What you need is a translation, and that’s it. You don’t need them fiddling around with the text. (Alice Notley, The Paris Review, printemps 2024)

Notley balaie d’un revers de la main toute forme de discours dont l’objet serait la traduction, ce que l’on appelle couramment traductologie. Tout cela est, à ses yeux, « ridicule ». C’est une position possible, même si j’estime qu’elle n’est pas tenable dans les faits.

Notre besoin de théorie est impossible à rassasier, en cela qu’il n’existe pas de théorie définitive de la traduction. Il n’est au fond guère que des discours qui visent à témoigner de l’expérience de la traduction. C’est ainsi que Poétique du traduire d’Henri Meschonnic me semble exemplaire, tant dans l’effort de saisir le geste de traduire (en en risquant une poétique, donc) que dans la réticence à le théoriser vraiment. L’aporie est d’autant plus étroite qu’elle est nécessaire.

Dire ce qui se passe, sans être prescriptif, voilà l’enjeu du discours, sans doute éperdu, sur la traduction. De la « conversation » au sujet de la traduction, pour reprendre la formule de Notley. Or, il ne s’agit pas d’un vain bavardage (dont la théorie prescriptive n’est, au reste, pas toujours exempte). C’est une parole pleine du geste de la parole, qui a souci de la parole.

Notley soulève sans le vouloir une question intéressante : celle de la valeur d’usage et celle de la valeur d’échange, notions que l’on trouve chez Marx, mais appliquées au matériau linguistique. Le poète est en mesure de faire délirer la langue, au même titre qu’une table, selon l’exemple fameux de Marx, va commencer à tourner, à se mouvoir sur ses pieds. La langue du poème travaille en tant que valeur d’échange. Elle permet de faire que la table puisse se mouvoir. Elle permet l’aurore aux doigts de rose.

Les mots a priori y sont davantage que des mots. Ils peuvent devenir objets à spéculation. Ainsi, la traduction est bel et bien une transaction. Et le traducteur entretient un singulier commerce avec le poème…

La valeur d’usage du langage, quant à elle, serait celle de la communication pure et triviale, sur laquelle aucun discours ne peut achopper. Domaine idéal où il est un mot pour chaque chose, et une chose pour chaque mot. Aussi bien : règne abominable et bête des mots d’ordre habilement fustigé dans la Strafkolonie de Kafka.

« What you need is a translation, and that’s it. » Pour Notley, il y a la traduction. Et c’est tout. Elle existe à la manière de l’œuvre magique de Dieu, tombée là simplement car on en a besoin. On ne réfléchira pas sur le geste de traduire. Le risque étant l’interminable argutie autour du texte : « You don’t need them fiddling around with the text. » C’est aller un peu vite en besogne, alors même que la traduction est besogneuse par définition [voir ici].

Je ne crois pas au miracle du « that’s it ». De même que ce qui m’intéresse vraiment, ce n’est pas l’homologie stérile sinon mortifère des mots et des choses, mais le hiatus qu’il y a entre des choses sans mots et des mots sans chose (Beckett : « there could be no things but nameless things, no names but thingless names ») — pourquoi me mêlerais-je de poésie, sinon ? Tout l’inverse du « that’s it », cet écart est, lui, fécond et riche. Source salubre de tous les discours et d’aucune théorie valable.

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