Lundi, 15 juillet 2024

Faber & Faber vont m’envoyer le très imposant volume des proses de Sylvia. Ce sera plutôt pour la fin de l’été. Curieusement, je tourne autour d’Il Suono dell’Ombra, grosse anthologie de chez Feltrinelli qui fait la part belle aux proses de la poétesse de Milan, Alda Merini dont je me suis un peu toqué depuis quelque temps (cela me passera sans doute). Un été de gros livres donc, à commencer par le très pagineux Quatro de Sylvia que je trimbale partout ici à Palerme. Cet épais bouquin est une bénédiction. La collection Quarto, avec sa belle maquette, est désormais potentiellement plus intéressante que celle de la Pléiade. Celle-ci est tombée au plus bas de ma considération depuis l’inclusion de d’Ormesson à son catalogue. [Ici, une longue diatribe que l’auteur a préféré censurer.]
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Anecdote étrange, relevée par Godi dans « Vie et œuvre » : « Sylvia trouve un emploi dans le service de psychiatrie du Massachusetts General Hospital, là même où elle avait été hospitalisée cinq ans auparavant. Elle est chargée de dactylographier les dossiers des patients et de noter leurs rêves. » (automne 1958, Quarto, p. 84).
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J’ai pris beaucoup de plaisir à lire le livre de Godi sur Sylvia — et je le lui ai dit — mais je trouve que ce « Vie et œuvre », par son travail synthétique et précis, va finalement plus loin que son livre. Tout est dans le choix opéré, plutôt que dans le récit, pourtant superbe, de Mourir pour vivre (Aden, 2007). Plus superficiellement, à la simple surface sémiotique des titres, « Vie et œuvre » me semble plus intéressant, plus engageant, moins doloriste et pathétique que Mourir pour vivre. Ceci dit, le livre de Godi reste une étude magistrale, que je conseille sans réserve.
Je n’ai, à ma courte honte, pas encore mis le nez dans l’ouvrage de Sylvie Doizelet consacré à Sylvia. Là encore, le titre est déjà tout un poème : La Terre des morts est lointaine ….
On n’est pas là pour rigoler avec Sylvia, non, mais tout de même. La résistance du poème, comme Isabelle me le rappelle dans son mail, est une affaire vitaliste par excellence. À mon retour, relire le beau Résistance de la poésie de Jean-Luc Nancy (William Blake and Co., 1997) et aussi Paul de Man, tant qu’à faire, qui nous rappelle, dans un texte aussi célèbre qu’inutilement compliqué, que la résistance du poème à la théorie est aussi sa consistance. Gare au poème porc-épic tout de même, et gare à la théorie qui s’en nourrit ad nauseam.
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Toujours dans « Vie et œuvre ». Nous sommes entre septembre et novembre 1959 : « [Sylvia] est alors à la recherche de nouveaux sujets, plus proches de l’expérience réelle ou d’une blessure ancienne, d’une écriture qui se fasse l’écho de la langue parlée américaine. Des cauchemars l’assaillent, dans le même temps, d’enfantements monstrueux. » (p. 90). Cela donnera The Colossus and Other Poems. Un peu plus tard (fin mai 1960) : « Alors que des éditeurs la sollicitent pour de nouveaux textes, elle est absorbée par sa grossesse. » Plus tard encore : « Sylvia écrit une série de poèmes sombres, dans lesquels le thème de la mort occupe une place centrale, alors qu’elle est enceinte depuis plusieurs mois. » (Octobre 1961).
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Écouté Sylvia lire « Tulips », poème qui se trouve dans Ariel. Je lui trouve une diction plus britannique qu’américaine (encore que certains traits linguistiques soient sans doute liées à l’époque). Sylvia disait de son accent qu’il est americain. Soit. Mais ce n’est pas tant d’accent dont il s’agit que de diction. La diction poétique est fiction, mise en place énonciative de la persona poétique. À cet égard, je situe Sylvia quelque part entre Dylan Thomas et T.S. Eliot — le premier étant gallois, le second le plus britannique de tous les poètes, encore que né dans le Missouri. À chaque fois, une sorte de déterritorialisation de la parole (la poésie comme un grand dialecte…), et c’est pour le mieux. Selon cette perspective, Sylvia s’inscrit assez naturellement dans le champ du modernisme, bien que ce soit dans un modernisme tardif, tout en ne s’y retrouvant jamais pleinement. Très tôt, Adrienne Rich déplorait à juste titre que le modernisme était gouverné essentiellement pas des hommes.
Je ne trouve rien à redire (bien au contraire) à la traduction que propose Rouzeau de « Tulips ». J’y retrouve l’empathie géniale dont je parlais, à ma lecture du livre très beau que Rouzeau consacre à Sylvia (à quand une réédition?). Mais cette empathie, cette connivence, sans aucun doute nécessaire à la traduction du poème n’éclaire en rien le poème. Je lis Rouzeau avec dans l’oreille Sylvia disant son poème : voix et écriture se tressent idéalement. La traduction parvient à maintenir un équilibre, et combien instable, entre le poème et le surgissement de son énigme. Il y a dans le geste de traduire un refus d’expliciter, qui est imposé par la nécessité première du poème (voir apostille infra). De toute manière, « Tulips » nous arrive depuis l’autre côté. C’est peu, de dire que ce poème vient d’ailleurs. Il nous parle d’un lieu sans pareil :
L'eau que je goûte est tiède et salée, comme la mer
Elle vient des contrées lointaines de la santé.
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Apostille sur la nécessité du poème. La nécessité du poème ou de quoi disqualifier 80% de la production poétique actuelle, et un pourcentage non moins élevé de la poésie produite par nombre des 20% restants. Écopoètes à la petite semaine, songez donc un peu aux arbres… À l’heure où davantage de services de presse sont mis en circulation que ne sont effectivement vendus de livres, il convient de ne pas confondre surproduction poétique et bonne santé de la poésie. Un peu d’occultation ne nuit pas au poème, non qu’il s’agisse d’en privilégier la rareté (notion triviale, bassement économique), mais de lui assurer une vie dans l’ombre, une vie simple et vivante où l’ombre ne serait pas l’infamie mais une sorte de révélateur, au sens photographique.