Non classé

Chemins de Dante, 2 : la langue comme un grand dialecte

Fichier:Dante Domenico di Michelino Duomo Florence.jpg — Wikipédia

pour Antonio

au lieu de relire Oxen Ox

On célèbre cette année les sept cent ans de la naissance de Dante. En conséquence, on republie massivement son œuvre. On la retraduit. En France, pour ce qui est de la Divine Comédie, on hésite entre les nouvelles traductions de René de Ceccaty (Seuil) et de Danièle Robert (Actes Sud). La Dogana (Genève) fait paraître une Commedia traduite par Michel Orcel. L’Enfer est republié dans la traduction de Lamennais (petite bibliothèque Rivages), avec une préface d’Yves Bonnefoy. On trouve toujours la Commedia dans la traduction d’André Pézard dans la Bibliothèque de la Pléiade. Dans la Pochothèque, on peut lire la Commedia dans la traduction de Marc Scialom, pour le meilleur rapport qualité/prix, dans un volume des Œuvres complètes de Dante. Le poète William Cliff a traduit l’Enfer et le Purgatoire aux éditions de La Table Ronde. C’est une traduction sur laquelle je lorgne depuis quelque temps, mais je n’ose y plonger pour de bon. La peur de me faire happer par ce nouveau Dante, l’habitude aussi de l’édition de la Divine Comédie sur laquelle je travaille depuis plus de vingt ans. Bref, la paresse intellectuelle me fait passer à côté de la traduction qu’effectue un poète dont je lis par ailleurs la poésie. On pourrait dire, au reste, que tout traducteur un peu sérieux de Dante est poète, ou le devient de ce fait.

Il existe encore quelques traductions de la Commedia en langue française, mais sans doute que ce début d’énumération donne déjà une idée d’infini. Comme si le seul nom de Dante ne suffisait pas.

Il y a fort à parier que la survie d’une traduction, même d’un texte aussi important que la Commedia, est liée à des réalités plus commerciales que philologiques ou poétiques. Ainsi, disparue des rayonnages des libraires, on peut évoquer la traduction de Lucienne Portier du grand poème de Dante, initialement parue au Cerf en 1987. Il y avait aussi, encore plus introuvable, la traduction d’Alexandre Masseron (Albin Michel, 1947 avec quelques rééditions), lequel arrive à nous dire, dans un excès de pédagogie condescendante, de manière un brin ampoulée — quoique je ne sois pas sûr que le scoliaste ne s’essaie pas là à l’humour — que l’on peut sans regret sauter bon nombre de passages du Paradis, et il essaie de se faire pardonner son audace : « qu’il me soit épargné d’être, en châtiment de mon crime, éternellement déchiré comme les damnés de la neuvième bolge du huitième cercle infernal et de ‘‘tenir’’, tel Bertrand de Born (Enfer, XXVIII, 118-142), ‘‘ma tête coupée, par les cheveux, suspendue à la main comme une lanterne’’ ». Fallait le faire. Et j’oubliais, bien sûr, la traduction de Jean-Charles Vegliante (Imprimerie nationale et ensuite dans la collection « Poésie/Gallimard »). J’ai énuméré dix traductions françaises différentes de la Divine Comédie. Il en est d’autres, dont celle qui reste à mes yeux la version de référence. Une version que je lis, sur laquelle je travaille et qui me travaille. Avec texte original a fronte. Des fois, il m’arrive de lire un canto entier, directement en toscan, sans aide de la traduction ou des notes. Comme un qui apprendrait à faire du vélo sans les petites roues, au bord d’un précipice. C’est très grisant mais on s’habitue.  

On va arrêter de se raconter des histoires : c’est la somme de ses traductions, pour peu qu’elle soit infinie (je disais déjà cela au sujet de la poésie de Gerard Manley Hopkins), qui libère l’original et l’offre à la langue de l’autre. Parce que l’original est écrit à la fois dans une langue plus grande et plus resserrée. Partant, l’original comprend par avance ses possibles contresens. Il les rêve.

Traduction impossible, traduisez.

Cas d’école : au troisième épisode de Ulysses, Stephen Dedalus médite sur l’inéluctable modalité du visible, sur Aristote. Et l’arrogant jeune homme de se citer un passage de l’Inferno : « maestro di color che sanno ».  Comme tout le monde, la première fois que je lisais Ulysses, je comprenais alors quelque chose comme le maître des couleurs qui savent. Allez me dire le contraire. Ou alors, vous parlez couramment le toscan du Dante et « color » ne vous fait pas tiquer. Vous savez que c’est ici une forme archaïque de « quelli », et que ce fragment du chant quatrième de l’Inferno veut dire : « le maître de ceux qui savent ». En tout cas, le contresens sur « color » est ici fécond. Et j’estime qu’il est compris non dans le poème de Dante (bien sûr que non), mais qu’il est bel et bien rendu possible par le roman de Joyce.

Le maître des couleurs qui savent est une formule saisissante. Je ne suis pas le seul, d’ailleurs, ni le premier, à l’avoir remarqué. Jean-Michel Rabaté parlait déjà de cette « couleur fantôme » dans La Pénultième est morte, spectrographie de la modernité (1993). Seulement, Rabaté parvient à nous décomplexer face au contresens induit par Joyce : « Si le lapsus que j’ai commis semble donc avoir été calculé par avance par Joyce, je peux tenter d’en dégager un enseignement : le savoir portant sur les couleurs ne se distingue guère de l’illusion, sa vérité ne se communique que grâce à des effets de leurre, ou pire, à la rémanence obstinée de leurres qui ont pourtant déjà été démystifiés. Si voir est déjà penser (comme le répète Berkeley dans son Traité sur la vision), et si penser est savoir, ce savoir, dans la mesure où il porte sur les couleurs, ne s’exprimerait que par lapsus, que par l’erreur. »

Inéluctable modalité du lisible, donc. Persistance rétinienne qui fait que l’on retournera toujours à la première traduction que l’on a connue. Pour moi, ce sera la Divine Comédie telle que traduite par Jacqueline Risset, parue en trois volumes chez GF-Flammarion. Auxquels bouquins j’ajoute désormais les Rimes selon Risset, toujours dans la même collection.

Rimes - Poche - Dante Alighieri, Jacqueline Risset - Achat Livre ou ebook |  fnac

Alors qu’elle était en train de traduire la Commedia, Risset publia un important essai : Dante écrivain ou l’intelleto d’amore (Seuil, 1982). Dante écrivain, cela fait bizarre. Superbement anachronique. Car la formule pointe sur la modernité du poète toscan. Écrivain, on l’a compris, s’entend ici au sens de Barthes. Le livre de Risset reste solide et très recommandable, à condition qu’on le prenne pour ce qu’il est : une très bonne introduction à Dante. Ensuite, on pourra grimper vers la corniche supérieure, où siège Erich Auerbach.

Il faut également lire la petite biographie que Risset consacre à Dante (Flammarion, 1995). Et aussi les préfaces à ses traductions, qui témoignent de sa longue et intime fréquentation de Dante. Je m’amuse à chaque fois des références qu’elle fait à Joyce. Un peu par jeu. Une référence dans chaque préface.

Risset n’a de cesse de nous le rappeler, lorsqu’elle parle de Dante : Joyce finit par se traduire lui-même, on l’oublie, en italien. Le Joyce de Finnegans Wake. Ce qui constitua sa dernière œuvre. De vulgari eloquentia. L’éloquence en langue vulgaire, on la trouve chez Joyce autant que chez Dante. Dans l’inflexion qu’ils font subir à la langue. Risset le dit bien : « C’est à ce point précis, dans la façon qu’a Joyce de sortir d’un coup de la dichotomie imposée, en traitant la langue comme un grand dialecte, que se révèle le secret — d’ailleurs évident, déclaré — de sa traduction : ce secret se nomme Dante. C’est en effet chez Dante seul que la division dialecte-langue ne fonctionne pas comme déjà donnée, comme loi accomplie, irrémédiable. Chez Dante (le Dante de la Commedia), tout est dialecte, tout est langue. » (« Joyce traduit par Joyce », Tel Quel n° 55, 1973, p. 55). Un grand dialecte. C’est ce que j’entends lorsque je dis que l’original est à la fois plus grand et plus serré.

Il faudrait relire le De Vulgari Eloquentia. Texte curieux et fascinant, où Dante nous explique en latin la supériorité du toscan. C’est le travail entre les langues, dans les langues, en langues qui au fond est intéressant chez Dante. Dans son édition des Rimes, Risset fait figurer un étrange poème que l’on attribue désormais à Dante, dont voici un extrait :

Aï faux ris, pour quoi traï avés

oculos meos ? Et quid tibi feci,

che fatta m’hai cosí spietata fraude ?

Iam audivissent verba mea Greci.

E selonch autres dames vous savés

che ’ngannator non è degno di laude.

Tu sai ben come gaude

miserum eius cor qui prestolatur :

je li sper anc, e pas de moi non cure.

Ai Dieus, quante malure

atque fortuna ruinosa datur

a colui che, aspettando, il tempo perde,

né già mai tocca di fioretto il verde.

Il ne s’agit pas du plus beau poème de Dante. Mais c’est l’un des plus curieux. En cela qu’il parle en langues. Français, toscan et latin alternent dans cette chanson en une drôle de trinité, in lingua trina.

Cianson, povès aler pour tout le monde,

namque locutus sum in lingua trina,

ut gravis mea spina

si saccia per lo mondi. Ogn’uomo senta :

forse pietà n’avrà chi mi tormenta.

Qu’est-ce que l’on peut traduire ici ? Le faut-il ? Risset applatit la langue « trine » de Dante en la réduisant à l’unique français moderne. C’est un contresens, bien sûr. Dante précisément rendait sa chanson intraduisible en cela qu’elle povès aler pour tout le monde. Une chanson en mesure d’aller partout. Un dialecte plus grand, une langue plus serrée, la parole du poème, bordée de l’impossible qu’elle génère.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s