
« Rimbaud abdique : Kafka, Raymond Roussel inaugurent. »
(Joe Bousquet)
Hypothèse : Kafka n’écrit qu’en prose libre. Dans son cas, la prose est très éloignée du vers, distincte en somme des situations que j’ai évoquées jusqu’ici. Car la prose libre, chez Roussel, chez Jarry, se détache difficilement du vers, que celui-ci soit libre ou non. Il ne s’agit en effet pas de vers chez Kafka. Peut-être que je tiens là un exemple de prose libre pure, sans qu’elle soit, comme chez Jarry, rongée par le vers, comme chez Roussel, hantée par une idée rétrograde de la poésie.
Je pense au texte intitulé « Désir de devenir un Indien ». Lors d’une conférence donnée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, le 9 juin dernier, Régis Quatresous, traducteur de la grande et je crois insurpassable biographie de Kafka par Reiner Stach (trois volumes au Cherche Midi), remarquait, c’est sans doute connu de tout le monde, que la syntaxe même de « Wunsch, Indianer zu werden » exprime une sorte de suspens. Je ne m’étais jamais rendu compte de cela. L’évidence même de ce fait grammatical continue de m’éblouir, de m’abasourdir.
WUNSCH, INDIANER ZU WERDEN
Wenn man doch ein Indianer wäre, gleich bereit, und auf dem rennenden Pferde, schief in der Luft, immer wieder kurz erzitterte über dem zitternden Boden, bis man die Sporen ließ, denn es gab keine Sporen, bis man die Zügel wegwarf, denn es gab keine Zügel, und kaum das Land vor sich als glatt gemähte Heide sah, schon ohne Pferdehals und Pferdekopf.
La proposition principale comprend un élément nécessaire à une autre proposition. La principale est indépendante de cette dernière, qu’elle subordonne. On parle alors de propositions subordonnées. Par exemple : « J’aurai l’impression de vivre en démocratie lorsque les principes démocratiques seront respectés dans mon pays. » Ou encore : « Le fascisme arrive en klaxonnant. » Les propositions subordonnées sont ici en italiques. On n’obtient pas de phrases complètes à partir seulement de propositions comme « en klaxonnant », ou « lorsque les principes démocratiques seront respectés dans mon pays ».
Or, la petite prose libre de Kafka ne comprend que des subordonnées. Aucune proposition principale. Qu’on lise donc en français :
DÉSIR DE DEVENIR UN INDIEN
Si seulement on était un Indien, tout de suite prêt, et qu’incliné en l’air sur son cheval lancé on frémissait sans cesse brièvement sur le sol frémissant, jusqu’à abandonner les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à jeter les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voyait à peine le pays devant soi comme une lande tondue à ras, déjà sans encolure ni tête de cheval. (Bernard Lortholary trad.)
La beauté de la chose réside dans le fait que cela tient de la sorte, tout en subordonnées, le tout conditionné, si je puis dire, par l’emploi du conditionnel. Dans la traduction de Claude David :
SI L’ON POUVAIT ÊTRE UN PEAU-ROUGE
Si l’on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré, et, sur son cheval fougueux, dressé sur les pattes de derrière, sans cesse vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on quitte les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le terrain devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval.
Poussons la gourmandise jusqu’à lire en anglais :
THE WISH TO BE A RED INDIAN
If one were only an Indian, instantly alert, and on a racing horse, leaning against the wind, kept on quivering jerkily over the quivering ground, until one shed one’s spurs, for there needed no spurs, threw away the reins, for there needed no reins, and hardly saw that the land before one was smoothly shorn heath when horse’s neck and head would be already gone. (Willa and Edwin Muir trad.)
Oui, décidément, la force de ce texte réside dans sa syntaxe. Je paraphraserais volontiers Wittgenstein en disant qu’on peut trouver un nuage de poésie dans une goutte de grammaire.
Élaborée sans proposition principale, cette prose est faite de contingence. Le désir (le souhait) est lui-même une contingence, niée par une contre-factualité stricte (et au passé !) : « denn es gab keine Sporen », « denn es gab keine Zügel » — pas d’éperons, pas de rênes, et pas davantage de cheval : « schon ohne Pferdehals und Pferdekopf« . Irréel et dénégation éperonnent le désir (cf. Derrida et les éperons de Nietzsche…). Beau et obsédant comme la monture coupée en deux du Baron de Münchhausen, comme le chat de Schrödinger, ou encore comme la rémanence du sourire du Cheshire cat.
Surtout, cette prose libre ne tient à rien. Sinon à elle-même, à sa grammaire. Elle est portée par sa syntaxe surprenante qui, tout au contraire, devrait faire que le paragraphe, l’unité de phrase, s’effondre. Cette prose libre ne tient à rien : c’est l’irréel qui la fonde.
S’ingénier à écrire ainsi au conditionnel sans principale, adossant le propos à des contre-factualités strictes (vouloir aller à cheval sans cheval), c’est écrire avec une gomme qui effacerait le langage en tant que principe ordonné logique. Approche a-sémantique plus encore qu’anti-sémantique.
Or, il reste la syntaxe.
Michel Leiris, dans Langage tangage, pose l’équation suivante : « syntaxe = saint axe ». La syntaxe a en effet quelque chose d’incorruptible. Même dans Finnegans Wake, pour évoquer un exemple paroxystique, qui consume et mélange toutes les langues, c’est la syntaxe, anglaise en l’occurrence, qui maintient la prose dans son continuum. C’est à sa syntaxe que l’on identifie la langue des textes les plus étranges, comme les poèmes de ee cummings par exemple. L’identification relève alors en quelque sorte du médico-légal.
La syntaxe est le squelette, dans le cas de « Wunsch, Indianer zu werden », mais cela fonctionne dans d’autres textes de Kafka. Elle est ce qui reste après que les chairs putrescibles ont disparu (rongées par les vers ?). C’est ce que j’entends ici par prose libre pure.
Il m’arrive de penser que la prose libre bénéficie d’une syntaxe exosquelettique. Son squelette lui est extérieur : il est portant, mais depuis le dehors. Je risque l’hypothèse suivante, quitte à ce que je la ruine plus tard : la prose libre se maintient dans la syntaxe. Elle va buter dans la syntaxe, quitte à la déranger, en s’y arc-boutant, comme dans ce texte de Kafka.