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Le coup du parapluie (Nietzsche, Joyce, Derrida)

Il y a cette phrase curieuse à la fin de Giacomo Joyce, texte posthume (1968) et singulier : « Envoy: Love me, love my umbrella. » Composé lors du séjour de Joyce à Trieste, vraisemblablement achevé lors de l’été 1914, le poème en prose Giacomo Joyce comprend une allusion directe à Ulysse, roman où l’on trouvera de nombreux parapluies. Ainsi, glanée dans Ulysse, la formule suivante est mémorable : « A brother is as easily forgotten as an umbrella. » ; « Un frère, cela s’oublie aussi facilement qu’un parapluie. » — et on va voir sous peu que Nietzsche lui-même note l’oubli si commun d’un parapluie. Le frère de Joyce, Stanislaus, sera visé plus explicitement dans Finnegans Wake : « Enchainted, dear sweet Stainusless » (237.11), où les ombrelles, parasols et autres parapluies sont également très présents : « Ombrellone and his parasollieras… » (361.19). Quoi de plus ingrat qu’être le frère de Joyce ? On doit cependant au fidèle Stanislaus d’avoir conservé le manuscrit de Giacomo Joyce après le départ de Joyce de Trieste.

Envoi : Aime-moi, aime mon parapluie. Les mots sont ici limpides, encore qu’on ne comprenne pas de quoi il retourne. Aucune note, comme en fournissent d’ordinaire les madrés glossateurs joyciens, ne nous met sur la voie d’une hypothétique piste. Il faut prendre cet envoi pour ce qu’il est, l’accepter comme un mystère sur lequel se clôt et s’ouvre aussi bien la rêverie érotico-ésotérique de Joyce. J’aime assez que ce poème en prose ouvre et ferme, à la manière d’un parapluie justement, mais cela n’explique rien — bien au contraire et justement.

Faut-il élucider ce parapluie ? Ne convient-il pas de se contenter de cette énonciation seule, en ne cherchant pas sa signification (symbolique ou autre) ? L’interprétose nous guette avec Joyce.

« Ich habe meinen Regenschirm vergessen. » ; « J’ai oublié mon parapluie. » Ces mots sont de Nietzsche. Ils appartiennent aux fragments inédits du Gai Savoir, tels qu’édités par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. La formule est isolée, et placée entre guillemets. On ne saurait trop dire à ce qu’elle renvoie. Tout se passe comme si Nietzsche s’était contenté d’enregistrer une épiphanie, à la manière de Stephen Dedalus, qui est ironiquement comparé à un surhomme au début d’Ulysse.

On doit à Jacques Derrida, par ailleurs grand lecteur de Joyce, d’avoir exhumé ces quelques mots de Nietzsche, et d’en avoir souligné le potentiel de déstabilisation du texte, à l’occasion de ses Éperons, où il est essentiellement question, comme dans Giacomo Joyce, de la femme.

Le passage intitulé « J’ai oublié mon parapluie » constitue le dernier chapitre d’Éperons. Il clôt le livre tout en l’ouvrant, de même que, chez Joyce, l’envoi « Love me, love my umbrella ». Les deux formules posent au fond le même type de problème. Ce que dit Derrida du parapluie de Nietzsche s’applique aussi bien à la fin du poème de Joyce : « Nous ne serons jamais assurés de savoir ce que Nietzsche [Joyce] a voulu faire ou dire en notant ces mots. […] Si Nietzsche [Joyce] avait voulu dire quelque chose, ne serait-ce pas cette limite de la volonté de dire, comme effet d’une volonté de puissance nécessairement différentielle, donc toujours divisée, pliée, multipliée ? // On ne pourra jamais en suspendre l’hypothèse, si loin qu’on pousse l’interprétation consciencieuse, la totalité du texte de Nietzsche [Joyce] est peut-être, énormément, du type ‘‘j’ai oublié mon parapluie’’ ».

Les parapluies de Joyce et de Nietzsche ont le charme de l’indécidable et de l’inédit. Ils sont en dehors, tant il est vrai que l’on déploie généralement son parapluie à l’extérieur. Encore qu’il arrive que le pauvre poète en décide autrement dans son gourbi.

(Der arme Poet, Carl Spitzweg, 1839)

Le sens des parapluies de Joyce et de Nietzsche flotte peut-être, comme chez Spitzweg, au-dessus de nos têtes. Il se déploie en tout cas bien en dehors de notre compréhension. « Nietzsche, écrit Derrida, a encore pu disposer d’un code plus ou moins secret qui, pour lui ou quelque complice inconnu, pouvait donner sens à cet énoncé. » De même pour Joyce, dont la « complice » est sans doute Amalia Popper. Mais les modalités de cette complicité sont indécidables. De l’ordre du parapluie, mettons. Et Nora, grande complice elle aussi, y compris en jalousie, n’est pas absente de Giacomo Joyce. Elle siffle en quelque sorte la fin de la récréation, vers la fin du poème. C’est bien elle qui dit : « Jim, love! » Qui donc sur terre appelait M. Joyce par le petit nom de Jim ? Il en faut, de la complicité, pour s’adresser ainsi à Joyce. Et pourtant, je ne suis pas bien sûr que c’est à Nora qu’est adressé l’envoi de Giacomo Joyce.

Drôle de chose, au reste, qu’un envoi. Littré nous explique qu’il s’agit notamment d’un terme de liturgie, ce qui va bien avec l’érotisme curieux de Giacomo Joyce. Ou encore, plus tard, avec celui de l’épisode « Nausicaa » dans Ulysse, avec ses effets d’encens, de masturbation, de mariolâtrie, etc.

Bloom et « Giacomo » Joyce effectuent chacun leur excursus. C’est au-dehors que se passe l’odyssée, qu’a lieu l’expérience véritable. Dante nous le rappelle bien, lorsqu’il évoque Ulysse et ses compagnons au vingt-sixième chant de l’Enfer : « non vogliate negar l’esperïenza ». Ulysse et ses compagnons, selon Dante, ont franchi les piliers d’Hercule pour se rendre dans le monde inhabité. Cela nous est redit, en allemand cette-fois-ci, par Fritz Lang, dans Le Mépris de Godard, à l’occasion d’une sorte de master class cinématographique. Retenons surtout que Fritz Lang nous parle aussi dans ce film, en plus de l’excursus d’Ulysse, de la littéralité de l’Odyssée, et Lang d’ouvrir à son tour le parapluie, ou plutôt de replier l’aventure d’Ulysse sur elle-même :

Le monde d’Homère est un monde réel, et le poète appartenait à une civilisation qui s’est développée en accord et non en opposition avec la nature. Et la beauté de L’Odyssée réside justement dans cette croyance en la réalité comme elle est.

Donc une réalité telle qu’elle se présente objectivement?

Exactement. Et dans une forme qui ne se décompose pas et qui est ce qu’elle est, à prendre ou à laisser.

Le sens des parapluies de Joyce et de Nietzsche nous est refusé. Ou plus justement, il est, comme le monde d’Homère selon Lang, « à prendre ou à laisser ». Ces parapluies sont présentés tels quels, selon leur « whatness » ou leur ininterprétable quiddité, à la manière d’épiphanies. Ces dernières, comme le souligne Catherine Millot, n’étant que des catastrophes du sens, « trous noirs de l’univers joycien, elles en marquent le cœur de radical non-sens » (La vocation d’ écrivain, 1991).

« Ich habe meinen Regenschirm vergessen. » Chez Nietzsche, ce bout de texte qui fait partie de son Nachlass, n’est au fond qu’un débris d’épave. Faut-il s’y intéresser ? N’est-il pas de l’ordre de la note de teinturier, de l’écriture prosaïque et triviale qui ne participe à vrai dire pas de l’œuvre ? Où s’arrête l’œuvre au juste ? C’est une des questions qui sous-tendent Éperons. Derrida continue de méditer sur cette note de Nietzsche : « De ce parapluie, on croit toujours pouvoir se décharger, pour autant qu’il n’a pas plu. » Un bisémantisme opère sur « plu », à la fois participe passé du verbe « plaire » et du verbe « pleuvoir », mais on peut aussi entendre ici une décharge, au sens électrique. C’est à peine appuyer sur le mot, puisque Derrida nous dit qu’à trop vouloir arrêter l’œuvre, on s’expose « aux éclairs ou à la foudre d’un immense éclat de rire. Sans paratonnerre et sans toit. » Ce rire — c’est précisément celui de Joyce — Derrida saura s’en amuser dans Ulysse Gramophone (1985).  

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