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Penser le Grand Océan, le rêver

L’océan Indien est une tache aveugle au sein de notre culture largement « occidentée ». Le Grand Océan, zone géographique littéralement révélée par Jules Hermann, donne lieu à un contre-discours qui vise à déjouer les piètres certitudes de la vieille Europe. Les visions d’Hermann, bien sûr, sont bordées de folie. Mais c’est un délire ample et grandiose — généreux, pour tout dire — qui préside aux Révélations du Grand Océan.

Un livre vient de paraître à La Réunion, qui fait superbement le point sur la Lémurie et sur les ahurissantes découvertes d’Hermann, Pensées du Grand Océan (Le Corridor Bleu/ Presses universitaires indianocéaniques). Il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu à l’université de La Réunion du 8 au 10 novembre 2023. Ce recueil d’articles ou de « communications », pour souscrire au jargon en vigueur, ne tombe pas dans l’écueil, banal pour ce type de publications, qui les rend, au mieux, péniblement académiques ; au pire et le plus souvent, inutiles — on les a oubliées avant même qu’elles ne paraissent.

Pensées du Grand Océan est incontestablement un livre important, qui fera date. Il est conçu, tout naturellement, dans le prolongement des Mémoires du Grand Océan (2007) de Jean-Michel Racault. On rangera ces deux ouvrages tout à côté du Livre des îles (2002) de Frank Lestringant. Mais Pensées du Grand Océan se présente également comme un nouvel atlas des égarements (cf. B. Westphal). Nourri de géographies imaginaires et mythiques, le livre est en effet imprégné de géocritique. Et ce, sans souscrire benoîtement à une des vogues théoriques du moment, obéissant en cela à une profonde nécessité épistémologique.

Carpanin Marimoutou, un des maîtres d’œuvre de ce très beau livre, trace avec habileté  la carte du « mythissage » de l’océan Indien. Ce n’est pas là un simple cosmétique néologique ; non sans faire écho au « métier à métisser » de René Depestre, le mythissage permet d’appréhender au plus juste cet espace pluriel et fluctuant qu’est le Grand Océan, et son mythe même.

En fait, écrit Marimoutou, le mythe est tissé depuis l’origine et l’origine est elle-même un tissage, et le tissu se retisse sans cesse. […] Que les mythes de l’océan Indien puissent nous apprendre à penser l’océan Indien, c’est fort possible. L’une des fonctions des mythes indianocéaniques est peut-être de nous apprendre tout simplement à regarder l’océan comme étant à la fois plus profond que ce que nous voyons, mais surtout, peut-être, à comprendre à quel point tout n’est jamais que flux et reflux, allers et retours, transformations permanentes du liquide en autre chose et du non-liquide en autre chose. 

L’hermanneute accompli qu’est Nicolas Gérodou (à qui l’on doit l’édition scientifique des Révélations du Grand Océan au Corridor Bleu) trouve tout naturellement sa place dans ce volume ; il signe une étude rêveuse et stimulante sur les pistes marronnes, à partir de la pierre du Tapcal, mais il ne manque pas d’évoquer aussi bien, entre autres choses, la figure, presque aussi mythique que celle d’Hermann, de Christian Floy Jalma (dit Pink Floy) : « Jalma est forgeur de mythe : il absorbe et tord dans la Matière noire des pans entiers d’univers. »

Charles-Mézence Briseul médite quant à lui sur les rapports d’Hermann au langage, ranimant, comme il se doit, les profondes élucubrations de Jean-Pierre Brisset, mais il propose également une relecture du mythe du pirate La Buse. La flibuste et ses mythes donnent lieu à un très beau chapitre de la part de Guilhem Armand qui touche notamment à l’imaginaire libertaire, de Daniel Defoe à David Graeber.

Il n’était que nécessaire de parler de Malcolm de Chazal, et plus particulièrement de ses visions dans la Montagne. Serge Meitinger s’y emploie magistralement, à partir du cycle chazalien de la pierre, qui culmine avec Petrusmok (1951). Et, de fil en aiguille, de tissage en mythissage, on lira une très belle étude que Metka Zupancic consacre à Ananda Devi. De même qu’Angélique Gigan nous invite à relire Bernardin de Saint-Pierre, qui nous donnerait accès à une sorte de « Lémurie inversée avant l’heure ». 

Élisa Huet remonte (ou invente) quant à elle la piste lémurienne, auscultant soigneusement les failles, cassures et blessures propres à ce continent imaginaire. On la suit avec plaisir et émerveillement : « Si épistémologie il y a, celle-ci est donc fondée sur la fracture, la faille, la blessure. Le mythe lémurien-hermannien propose ainsi de constituer un imaginaire et un rapport au lieu sur les cendres du fracassement originel, sur la poussière des prédations coloniales. » 

Les pages consacrées à la géopolitique du mythe ouvrent le Grand Océan à des dimensions autres que strictement littéraires : Christiane Rafidinarivo étudie avec soin les délimitations référentielles et politiques de l’océan, entre mythifications et historicisation politique ; Fabrice Folio interroge quant à lui les mythes touristiques de l’Afrique du Sud contemporaine. On le voit, l’approche est plurielle, mais une très grande cohérence maintient, presque de manière magique, l’ensemble de ces excellents articles (je ne les mentionne pas tous ici — trop de merveille fatigue), qui sont ici les chapitres à part entière d’un véritable livre de rêverie et de référence. Gageons qu’il deviendra très vite une référence dans la rêverie. Ce d’autant que le soin apporté à l’édition de Pensées du Grand Océan est pour le moins remarquable : les nombreux documents iconographiques qui s’y trouvent sont reproduits selon une irréprochable quadrichromie. Le détail d’une carte extraite de L’Histoire de la création (1874) d’Ernst Haeckel orne somptueusement la couverture de ce grand livre mauve, ainsi que les pages intercalaires à ses différentes parties.  

La réflexion sur les mythes du Grand Océan fait la part belle à l’expression artistique, et les restitutions de performances, illustrations à l’appui, qui se déroulèrent lors du colloque sont dûment et habilement intégrées au propos. Le happening n’est pas ici la nécessaire obole invariablement versée au spectacle et à l’entertainment lors de ce genre d’événements où il n’advient résolument rien. Au contraire, les artistes travaillent ici au mythe, le prolongent joyeusement et non sans justesse. Cela tombe sous le sens, puisque l’espace du Grand Océan comprend ses dérives mêmes. Penser le Grand Océan, c’est surtout le rêver, et peut-être même le délirer. Ainsi, les reproductions sont admirables des cartes « incyclopédiques » de l’océan réunionnais, des cinq régions du continent réunionnais, du Sultanat de Vincendo (Terres australes et antarctiques omanaises), mais aussi de la « Sirkilasyon » sur l’île de La Reunion, sans oublier les très saisissantes créations graphiques de Kid Kréol & Boogie. C’est en réalité l’archive imaginaire du Grand Océan qui se dessine sous nos yeux.

Quelque chose d’analogue avait déjà eu lieu, en beaucoup plus sauvage, autour du spectre non seulement de Jules Hermann, mais aussi de celui d’Hervé Kirmann. On dispose de l’étrange et mirifique catalogue Quelques nouvelles révélations à propos du Grand Océan…, ouvrage collectif paru en 2005, qui prend acte, entre mille autres divagation sur le Grand Océan, de l’épopée de Julien Blaine en Aurignacien-contemporain sur les flancs du Volcan, avec une nécessaire excursion à Epfig en Alsace, où quelques initiés parlent aujourd’hui encore du mythe de Kirmann, à voix basse, très tard la nuit.  

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