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Ambrose Bierce : Le Dictionnaire du Diable

Je songe depuis quelque temps à entamer une longue méditation qui aurait pour objet mon rapport au dictionnaire. Les notes se sont accumulées, sans ordre précis. Persuadé que je suis, dans mes bons jours, de la cohérence secrète de toute chose. Je médite également, ces temps-ci, sur l’aphorisme en tant que forme. Par exemple : peut-on considérer que la forme aphoristique évolue chez Roger Munier, au fil du temps? Un aphoriste-né comme William Blake a-t-il lu Angelus Silesius? Quelles peuvent être les affinités de l’aphorisme et de ce que je nomme prose libre? Aphorisme, ou bien fragment? Je crois qu’il faut savoir quelquefois, quant à ces distinctions un peu spécieuses, laisser pourrir le hérisson. Au sens où l’on dit : laisser pisser le mérinos. Quitte à y revenir plus tard, dans un bon jour, remontant les pistes à moitié effacées de cette harmonie secrète à laquelle j’ai envie de croire.

Adoncques, le Dictionnaire. Commencer avec celui du Diable, qui comporte de nombreux aphorismes.

Je ne saurais dater avec précision ma première rencontre avec Ambrose Bierce. J’ai le souvenir d’avoir emprunté Le Dictionnaire du Diable en bibliothèque (peut-être à la petite bibliothèque de Marmoutier), dans la traduction de Bernard Sallé, mais je ne saurais dire si cette lecture a précédé ou suivi (ni même s’il y eût corrélation entre ces deux événements) ma découverte de la diatribe de Bierce prenant Oscar Wilde pour cible : « … He has mounted his hind legs and blown crass vapidities through the bowel of his neck, to the capital edification of circumjacent fools and foolesses, fooling with their foolers. … » (il faut la lire en entier). Je m’en souviens assez bien. C’est avec ce passage alors étudié en travaux dirigés de phonétique anglaise (on savait s’amuser, alors) que j’ai appris l’existence et le sens du vocable « bowel« . À en juger par l’état de mon vocabulaire anglais (je continue de tout faire pour pallier ses limitations), j’en déduis que c’était lors, sans doute, du premier mandat de Jacques Chirac, vers la fin de cette période politiquement pas terrible, mais l’on sentait déjà que le pire était assurément à venir. Cette indigence lexicale, Chirac n’y peut rien, lui dont l’anglais n’était au reste pas fameux. Je prie qui me lit, venticinque lettori à tout casser, de bien vouloir m’excuser de ne pas être en mesure de fournir davantage de précisions quant à ma rencontre avec Bierce. Ce devait être, donc, au début des années 2000.

Ce que je pense, maintenant que j’y pense, c’est qu’il faut être plutôt très mauvais en anglais pour devenir président de tous les Français. L’histoire ne faisant d’ailleurs que confirmer cette intuition. Celle-ci et quelques autres.

J’ai dans ma bibliothèque trois éditions du Dictionnaire du Diable, que je mentionne ici dans leur ordre d’acquisition :

  • Ambrose Bierce, Le dictionnaire du diable, Jacques Papy trad., introduction de Jacques Sternberg, Néo, Paris, 1987.
  • Ambrose Bierce, The Unabridged Devil’s Dictionary, David E. Schultz, S.T. Joshi éd. presses universitaires de Georgie, Athènes et Londres, 2000.
  • Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du Diable, Bernard Sallé trad. et éd., Payot/Rivages, 2014 [1989].

Sans doute lit-on désormais Le Dictionnaire du Diable en France dans la traduction de Sallé. Non dénuée d’une certaine profondeur philologique, l’édition de langue anglaise dont je dispose est excellente. On peut la considérer comme une édition de référence. (Je ne sais pas ce que vaut celle fournie par Joshi dans le volume des œuvres de Bierce paru à l’enseigne de l’auguste Library of America.) L’édition française de 1987 n’est pas à jeter aux orties, de loin pas, mais elle est hélas incomplète. Surtout, elle reprend l’excellente préface de Jacques Sternberg initialement parue en 1964, qui n’oublie pas de faire peser l’ombre de la guerre et de la mort sur le destin de Bierce : « l’existence pour lui aura toujours pour lui un arrière-goût de charnier ». Il y a aussi l’énigme obsédante de la mort de cet aventurier satirique, dont Sallé parle brièvemet à la fin de sa postface : « à la vérité, nul ne sait ce qu’il advint de lui après qu’il eût passé la frontière mexicaine. » La mort rôde dans Le Dictionnaire du Diable.

Parti avec son dernier souffle; parti
Comme le reste; la folle humanité
Court jusqu’à sa fin; et le but ultime
Que l’on poursuit se révèle être un trou
!
(Squatol Johnes, entrée « Mort »)

Squatol Johnes est un de ces nombreux auteurs qu’invente Bierce pour les besoins de son Dictionnaire. Baudoin de Baudinat, pas plus réel que ce Johnes aux accents dignes de l’Ecclésiaste, a dû d’ailleurs s’inspirer de Bierce.

Bierce parle, et ricane presque d’outre-tombe, en sa qualité de grand blessé de guerre. Dans leur introduction au Unabridged Devil’s Dictionary, Schultz et Joshi estiment que la définition de cynique définit idéalement Bierce :

Cynic (n.) A blackguard whose faulty vision sees things as they are, not as they ought to be.

Je fais figurer une traduction française, pour que même un président de tous les Français puisse comprendre :

Cynique (n.) Grossier personnage dont la vision déformée voit les choses comme elles sont, et non comme elles devraient être. (Sallé trad.)

Le cynisme de Bierce est volontiers dilacérant, servi par des formules idéalement ramassées, est bel et bien à l’œuvre dans les sentences du Dictionnaire :

Ambidextre (adj.). Capable de voler de la main droite et de la main gauche avec la même habileté. (Papy trad.)

Cénobite (n.). Homme qui s’enferme pieusement pour méditer sur le péché d’immortalité, et qui, pour le garder toujours frais à sa mémoire, se joint à une communauté d’exemples abominables. (Papy trad.)

Émeute (n.) Divertissement populaire donné pour des militaires par des spectateurs innocents. (Sallé trad.)

Faire plaisir (v.) Poser les fondations d’une structure de contrainte. (Sallé trad.)

Prime enfance (n.) Période de nos vies où, selon Wordsworth, « Le Ciel nous berce. » Le monde commence à nous gercer très peu de temps après cela. (Sallé trad.)

La définition que Bierce donne du mot « dictionnaire » est amusante : « Appareil littéraire maléfique destiné à entraver le développement du langage qu’il durcit et prive de toute souplesse. Néanmoins, le présent dictionnaire est un ouvrage extrêmement utile. » Flaubert, quant à lui, dans son Dictionnaire des idées reçues note que le dictionnaire « n’est fait que pour les ignorants ». Le Dictionnaire de Bierce l’emporte en drôlerie et en méchanceté sur celui de l’ermite de Croisset. Il est plus âpre, de corrosion plus acerbe. Ses définitions sont davantage développées, sournoises et musclées. Pour le dire autrement, Le Dictionnaire du Diable n’est résolument pas un livre à destination des belles âmes. Il sent le soufre. Son caractère intempestif a tout pour déplaire. Bierce s’acoquinerait idéalement de L’Exégèse des faits divers de son contemporain Léon Bloy.

Bierce, tout le contraire d’une ascèse. Ce sybarite, ce moraliste foutraque est aussi un incroyable fantaisiste. Ses récits en témoignent. L’expression « humour noir » semble avoir été taillée pour lui, et l’on est surpris qu’André Breton ne le fasse pas figurer dans sa célèbre anthologie (la traduction de Papy date de 1937). Peu importe : les usagers de la langue anglaise n’ont pas attendu Breton pour parler de gallows humour (oui, merci, mon anglais se porte assez bien, je ne serai jamais Président de tous les Français), cet humour de pendu ou de gibet qui convient aussi bien à Bierce.

Bierce pourrait faire sienne cette remarque de Guy Debord : « Les citations sont utiles dans les périodes d’ignorance ou de croyances obscurantistes. … On risquerait aujourd’hui, où l’ironie même n’est plus toujours comprise, de se voir de confiance attribuer la formule, qui d’ailleurs pourrait être aussi hâtivement reproduite en termes erronés. » Voici en effet, l’entrée du vocable « Citation » :

Citation (n.) Répétition erronée d’une déclaration d’autrui. Extrait repris avec des erreurs.

Bierce cite, détourne, plagie (« Plagiat (n.) Coïncidence littéraire composée d’une primauté remise en doute et d’une honorable postérité. » (Sallé trad.)), mais lorsqu’il fait signe, de manière ambiguë, au très ambivalent poème de Kipling « The White Man’s Burden » (à la lettre Z, entrée « Zigzaguer »), on peine à saisir Bierce vraiment. Son ironie, peut-être, aime trop à se perdre dans les méandres furieux de son raffinement. Elle devient alors, sinon inconsistante, tout du moins difficilement récupérable. Non que le propos soit irrecevable (après tout, nous n’en savons rien), mais on repère difficilement le point d’ironie — là où le sens oscille, tremble ou pivote.

Bierce, qui descendait, dit-on, des premiers Puritains américains, propose un antidote à la sclérose moralisante de la pensée, au risque du scandale. Il manie il est vrai sans grand ménagement sa pelleteuse outrancière dans la glaise éternelle de la pensée molle. Geste éperdu, à jamais incompréhensible, que le sien.

Le Diable selon Bierce (à la manière d’un anarchiste à la Stirner?) fonde son monde sur rien. De fait, on ne saurait, aux yeux de Bierce, trouver aucun recours ou appui dans ou sur quelque principe que ce soit :

Rationnel (n.) Dépourvu de toutes les illusions sinon celle de l’observation, de l’observation, de l’expérience et de la réflexion. (Sallé trad.)

Dans « The Voice of the Devil » (plaque 4 de The Marriage of Heaven and Hell), William Blake fait dire au Diable : « Energy is the only life, and is from the Body; and Reason is the bound or outward circumference of Energy. » L’énergie prime sur la raison : « Energy is Eternal Delight. » (Ibid.)

Plaque 5 de The Marriage of Heaven and Hell.

Si, du fait précisément de leur énergie, certaines définitions du Dictionnaire du Diable pourraient être tirées des « Proverbes de l’Enfer », il arrive que, tout comme dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, la fable affleure au détour des définitions de Bierce, encore que le ton soit plus enjoué chez ce dernier :

Satan (n.) L’une des erreurs lamentables du Créateur, habillée de soie pour son repentir, et recouverte de soufre.
Alors qu’il était archange, Satant se rendit diversement désagréable et fut en fin de compte projeté hors du Paradis. À la moitié de sa chute il fit une pause, resta un instant à réfléchir, et finalement revint à son point de départ. « Il y a une petite faveur que je voudrais demander », dit-il,
« Laquelle? »
« L’homme, si j’ai bien compris, est sur le point d’être créé. Il aura besoin de lois. »
« Comment, misérable ! toi, son adversaire farouche, voué depuis l’aube de l’éternité à l’exécration de son âme — tu revendiques le droit de promulguer des lois? »
« Je vous demande pardon ; je demandais seulement si on le laisserait en décider lui-même. »
C’est ce qui fut ordonné. (Sallé trad.)

La ressemblance entre Blake et Bierce n’est peut-être pas seulement d’ordre formel. Si l’Américain ne s’adonne aucunement à la vision, préférant exercer le scalpel de sa cruauté sur le réel, sur le monde même, sa définition de la prison est comme une amplification dialectique de la prison selon Blake (« Prisons are built with stones of Law, Brothels with bricks of Religion. » les prisons sont bâties en pierres de Loi, les bordels en briques de Religion.). Voici :

Prison (n.) Lieu de corrections et de châtiments. S’il faut en croire le poète —

Des murs de pierre ne font pas une prison.

mais une combinaison entre murs de pierre, fonctionnaires parasites et éducateurs auxiliaires ne constituent pas véritablement un Jardin des Délices.

Bierce, par le truchement de l’alphabet, garantit un ordre à ce qui ressemble à des fragments philosophiques. Mais peut-être ne sont-ce, au fond, rien d’autre que des épigrammes, qui ne portent pas toujours à conséquence, comme le Diable nous l’explique dans le Dictionnaire :

Épigramme (n.) Énoncé court et rapide en vers ou en prose, qui se caractérise le plus souvent par son côté acide ou acerbe, et quelquefois par sa pertinence. (Sallé trad.)

La jubilation que peut procurer la lecture de Bierce tient incontestablement dans cette perspicacité qui ne se manifeste pas tout le temps, sur un fond d’impertinence, d’insolence proprement diabolique.

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