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Proust allégorie de la lecture, une évidence

Je ne me place pas en spécialiste de Marcel Proust. Je lis Proust, dont je me considère comme un lecteur un peu obsessionnel. Ni plus ni moins, je pense, que toute lectrice ou lecteur de Proust. Mon rapport sciemment hétérodoxe à cet auteur — mon dilettantisme éclairé — se nourrit de lectures qui, elles-mêmes, ne sont pas nécessairement, tout au contraire, avalisées par la proustologie officielle. Je pense, par exemple, aux articles de Walter Benjamin consacrés à Proust, à l’Ultra-Proust de Nathalie Quintane [voir ici]. Oui, on peut lire Proust et être de gauche. (Oui, on peut lire des romans, quand on est de gauche.)

Il est au fond deux grandes formes de critique : celle qui scrute le texte et, ne faisant que cela, souvent s’y perd ; celle qui regarde à travers l’œuvre et s’en va héroïquement cheminer ailleurs. Le risque n’étant pas moins grand que cette dernière finisse par s’égarer, tout aussi lamentablement. On pensera ce qu’on voudra de Paul de Man (critique exigeant sinon sophistiqué, au positionnement politique éminemment contestable), ses Allegories of Reading (1979) restent stimulantes. Les deux manières d’interpréter (de s’égarer en critique) présentent des intérêts, et il arrive à de Man de les pratiquer ensemble. C’est ce qui se passe dans « Reading (Proust) », le chapitre des Allegories que de Man consacre à un passage de la Recherche. Y est énoncée, entre autres choses complexes dont il ne sera pas question ici, une évidence qui pour moi n’en était pas une jusqu’ici, et c’est sans doute banal, et réducteur pour la pensée de de Man, que de l’affirmer ainsi : la grande affaire de la Recherche, c’est la lecture.

Eh! bien, cela m’a ouvert les yeux. De la lecture, il y en a partout dans la Recherche. Il suffit de penser à l’ouverture du grand roman : l’endormissement, l’éveil sont indissociables de la lecture : « … je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler la lumière ; je n’avais pas cesser en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire… » Un peu plus loin : « Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. » La grande révélation, dans Le Temps retrouvé, quelque trois mille pages plus loin, se fera dans la bibliothèque du prince de Guermantes. Livres, lecture, lecture partout. Écriture aussi bien. De Man le signale fort justement, « la lecture est la métaphore de l’écriture ».

Avant de Man déjà, Deleuze, dans Proust et les signes (1964), soulignait l’importance du déchiffrage dans la Recherche, notamment des hiéroglyphes de l’amour. Cela aurait dû me mettre sur la piste. La résurgence de cette banalité cruciale me vient d’un texte compliqué : Allegories of Reading fait porter plus spécifiquement l’accent non sur le déchiffrage ou le décodage, mais sur le fait de lire.

« Reading (Proust) », qui est d’une approche subtile, consiste en une étude resserrée d’un passage de Combray, où le Narrateur (cela se trouve aux alentours de la page 83 dans l’édition « Folio » récente). Et il s’agit d’un des endroits de la Recherche où s’esquisse une véritable phénoménologie de la lecture. Marcel va s’isoler du monde des adultes (il fait un peu penser à Julien Sorel au début de Le Rouge et le Noir), il se constitue une sorte d’hétérotopie : « dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents. » Il est significatif que la lecture se fasse dans le jardin. C’était déjà le cas dans l’essai « Sur la lecture », où il était question de « l’abeille ou [du] rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de sur la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis qu’au-dessus de notre tête le soleil diminuait dans le ciel bleu ». Et, dans Combray : « Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin… » (il faudrait citer le passage en entier). Un monde intérieur se déploie au moment de la lecture à l’abri sous le marronnier du jardin, mais l’intériorité de la conscience est aussi une extériorité. Cette vérité de la conscience, Proust n’a de cesse de la formuler dans la Recherche et, plus particulièrement encore, dans les images de lecture qui la jalonnent.

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