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Proust et ses hétérodoxes

« Mais on est dans une démocratie périmée, est-ce que ça nous empêche de vivre ? » (Ultra-Proust)

Comme le disait Jean Ferry au sujet de Raymond Roussel, il convient avant tout de lire Proust. De surtout ne pas le prêter. Car on ne nous le rendrait pas en bon état. Et, c’est admis, mais il est quelquefois utile de rappeler cette vérité : les œuvres littéraires appartiennent à celles et à ceux qui les lisent. Il y a mieux : les œuvres agissent. Elles peuvent travailler de multiples manières, au sens où Claude Lefort dit que l’œuvre de Machiavel travaille, que ce soit chez Ernst Cassirer ou chez Antonio Gramsci.

Le travail de l’œuvre chez Proust s’étend extraordinairement, de manière surprenante quelquefois. Il est fascinant de découvrir comment un Pierre Michon digère la Recherche pour aboutir aux Vies minuscules. Non moins digne d’intérêt, la façon habile et diffuse dont Georges Perec prend acte de Proust, ou celle dont Raúl Ruiz adapte le grand cycle romanesque au cinéma.

Mais Proust déborde allègrement le champ littéraire ou artistique. La photographie est très belle, montrant Sylvie Vartan à L.A., lisant un volume de la première pléiade Proust en 1972. Car Proust, ça vous rajeunit, selon Gallimard qui employa cette image en guise de support funky pour une réclame. En 2019, Leclerc a trouvé un slogan à tomber : « Partez acheter des madeleines, revenez avec Proust ». Si la publicité fait fréquemment usage de Proust, la toponymie française n’est pas en reste : depuis 1971, Combray a été rebaptisée Illiers-Combray. Pour le dire autrement, Proust infuse dans le réel, qu’on le veuille ou non. On pourrait multiplier les exemples indéfiniment, tant la tentation est grande de brancher Proust sur d’autres intensités, qu’elles soient touristiques, publicitaires ou de l’ordre de la création.

Proust appartient donc à tout le monde. Si seulement. Dans Ultra-Proust (2017), Nathalie Quintane dénonce la privation pure et simple de Proust, ouvrant son vigoureux essai sur cette question liminaire : « comment veux-tu séparer le Proust d’aujourd’hui de ce que les proustiens en ont fait ? » Cela semble presque naïf, mais c’est d’une importance capitale. Jacques Derrida interrogeait les joyciens quant à leur joycité, quant à leur compétence dans le domaine de Joyce. Cela est célèbre, cela se retrouve dans Ulysse Gramophone. Moins connue, parce que tue, placée sous silence par l’Institution, la critique d’icelle institution littéraire par René Girard à l’occasion d’un « intermède joycien » dans Shakespeare ou les feux de l’envie.

Alors, Derrida, Girard, Quintane même combat ? Non. Quintane ne fait pas partie du sérail. Encore que, en sa qualité de professeur de lettres… Derrida n’est pas davantage un Joyce scholar. Encore qu’en sa qualité d’auteur tarabiscoté, diront les mauvaises langues… Plus sérieusement, sa proximité avec Hélène Cixous assure à Derrida quelque galon dans la hiérarchie joycienne. Se tenant à distance du pâturage franco-français, Girard fustige quant à lui la French theory (appellation toujours amusante), depuis Stanford, dans un livre écrit directement en anglais. Le comble pour ce futur membre de l’Académie française (en 2005).

Ce n’est pas le même combat, en cela que Quintane ne vise pas tant à signaler quelques taches aveugles à l’exégèse sourcilleuse, qu’à réamorcer la littérature et à lui rendre ses puissances de dérangement et d’inquiétude. Le moins que l’on puisse dire, c’est que, dans la « démocratie périmée » qui est la nôtre, un pareil travail relève de la santé publique.

Vaste question que la politique chez Proust (question pour les proustiens ?), mais ce n’est pas vraiment le sens d’Ultra-Proust, qui interroge plutôt le politique à travers Proust, le politique d’aujourd’hui, ses rapports à la littérature. À partir, donc, d’une œuvre aussi glorifiée que celle de Proust. « Dès qu’on parle de Proust, écrit Quintane, n’importe quelle émission de télévision se change en plateau de duchesses, où les animateurs et leurs invités se métamorphosent sous les yeux ébahis des téléspectateurs et téléspectatrices en duchesses. » Il est à remarquer que Quintane parle ici d’une époque sans doute révolue de la télévision (le plateau d’On n’est pas couché, un soir de novembre 2013, avec Enthoven père et fils, qui sont là pour assurer la promotion de leur Dictionnaire amoureux de Marcel Proust), bien que l’état de pourrissement médiatique fût alors fort avancé déjà. Désormais, Raphaël Enthoven, agneau qui disait de Marcel Proust qu’il nous rend meilleurs, a perdu ses manières de duchesse, préférant aboyer avec les loups, plus fort même que les loups.  

Proust et le politique. Cela ne va pas de soi, comme le remarque Quintane : « la Recherche n’est ni de droite, ni de gauche, sans être centriste ; la ‘‘position politique’’ de Proust est indécidable. » Mais nous avons de la chance. Depuis quelque temps, le site de Theo Delemazure propose d’établir la coloration politique de toute chose ou de tout individu. C’est très amusant. La machine, par le truchement de je-ne-sais quel algorithme, décrète l’indécidable politique du roman de Proust, mais cette indétermination diffère de celle proposée par Quintane, puisqu’elle est plutôt de l’ordre du « en même temps » : 

L’usager du site peut manifester son accord ou son désaccord, aussi ce résultat est-il susceptible de changer au fil des jours, puisque la machine tient compte des différents avis des internautes. Ce soir en tout cas, au moment où j’écris ces lignes, la Recherche serait de gauche et de droite, et son auteur serait quant à lui… de gauche.

Marcel Proust, de gauche. Peut-être que l’algorithme du site de Delemazure se nourrit, par exemple, de l’excellente lecture que Johan Farber propose d’Ultra-Proust sur Diacritik. Peut-être, après tout, que l’algorithme est intelligent. 

Dire « Marcel Proust, c’est de gauche », ne revient pas à affirmer que Proust lui-même l’était. Il y a une distinction de taille entre ces deux propositions. Elle touche au nom de l’auteur, à l’auteur comme fondateur de discours, comme instaurateur de discursivité, pour reprendre les termes fameux de Michel Foucault. Lorsque je dis « Marcel Proust, c’est de gauche », lorsque j’emploie le démonstratif, je neutralise Proust pour renvoyer à une multiplicité de pratiques discursives, de lectures, d’interprétations. Le nom propre, ici, n’a pas le même fonctionnement que lorsque je dis « Marcel Proust était snob », « Marcel Proust était asthmatique », « Marcel Proust, un jour, envisagea d’offrir un biplan à Agostinelli ».

Quintane serait surprise d’apprendre que « Marcel Proust, c’est de gauche ». En effet, les tenants de l’orthodoxie proustienne, pas davantage que les duchesses (père et fils) d’On n’est pas couché, sont peu suspects d’avoir cette coloration politique. Il n’est pas question pour moi d’aller vérifier où sont encartés Jean-Yves Tadié, Pierre-Louis Rey ou autres Antoine Compagnon. On éprouve néanmoins quelque difficulté à les imaginer debout sur les barricades.

Le cas de Proust est sans doute unique et bien à part, du fait de son écrasant prestige, de l’admiration qu’on porte à cet écrivain. Quintane remarque à fort juste titre que l’amour qu’on a pour un auteur aussi paroxystique que Proust finit par lui nuire, par l’asphyxier. « Comme s’il avait prévu l’étouffement auquel ce qu’il a écrit allait devoir faire face, par son asthme. » Louanges, fleurs, n’en jetez plus ! Le pollen aggravant, au reste, les crises de Marcel. Ainsi, Quintane de proposer un Oubli Obligatoire de Proust. « Pour un demi-siècle, » préconise-t-elle.

Je renonce à synthétiser Ultra-Proust, préférant n’en retenir que l’incroyable puissance corrosive qui va bien dans le sens des Années 10, ouvrage publié par Quintane en 2014 où elle évoque « l’envie de faire, pour de vrai, de la vérité, dans une société globalement hygiéniste en matière de littérature ». De là, alors que les pédants ont capturé l’œuvre de Proust, le grand geste de Quintane consiste à tracer la voie saine et salubre d’une hétérodoxie qui pourrait bien s’apparenter, ni plus ni moins, à la vérité de la vie.

Alors, « Marcel Proust, c’est de gauche », comme le voudrait l’oracle algorithmique ? C’est à voir. Le mieux serait d’oublier ce qu’on a fait de Proust, et de commencer à lire Proust en le branchant sur une nouvelle intensité, la nôtre. « Proust, écrit Quintane, attend des lecteurs qu’ils soient… des correcteurs ; et qu’ils poursuivent, en quelque sorte, l’infini travail de corrections et d’ajouts qu’est pour lui le travail de l’écriture. » Ce n’est pas tant l’affaire d’un  « monsieur qui raconte et qui dit : Je » que celle de lecteurs et de lectrices qui ont charge d’œuvre et, lisant, d’en raviver les puissances esthétiques autant que politiques.

Bien sûr, nous ne serons pas les premiers à ainsi rebrancher Proust autrement. L’ombre de certains grands hétérodoxes de Proust traverse le livre de Quintane. On aperçoit Samuel Beckett, auteur d’une étude serrée sur Proust parue dès 1931 — « on ne peut faire mieux ». Walter Benjamin également est présent, qui remarque que « Proust est d’une malice abyssale », ceci pour  mieux envenimer les lectures (faussement) angéliques que notre société régentée par des duchesses médiatiques pourrait faire de Proust. Quintane ferraille avec Roland Barthes, mais on trouvera cependant une saine hétérodoxie proustienne dans le séminaire de la préparation du roman. Un autre hétérodoxe serait à mes yeux Gilles Deleuze, tant son Proust et les signes est une joyeuse restitution de l’œuvre immense à la vie. L’hétérodoxie, en somme, parle à l’écriture, là où l’orthodoxie se cramponne à la notion éculée, monumentale et datée, de Littérature. Elle relève d’une pratique souterraine et vivante, bien avant de se cristalliser en un discours édifiant sinon sclérosant.

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