
Privilégié
J’avais suggéré à Ivar qu’il écrive au sujet de l’œuvre de Sylvia Plath, avec laquelle il entretient un rapport certain. Un rapport privilégié. Encore que la formule de « rapport privilégié » me semble relever du cliché journalistique. Attendu que le privilège n’est pas ce qui prive ou épargne de la loi — tout au contraire —, mais plutôt ce qui fait de la loi quelque chose de privé, d’intime, je persiste néanmoins à dire qu’Ivar a un rapport privilégié à Sylvia Plath.
Ivar, au reste, crée rigoureusement la loi intime de son poème (dont il aime à ce qu’il soit justifié, typographiquement et dans tous les sens). Ce qui revient à dire qu’il fait travailler le poème, et ce, presque à sa place. « Le travail du poème, écrit Laurent Albarracin dans sa préface à Travail du poème, devient alors le poème du travail, le poème de ce qui travaille dans le poème, comme on dit qu’un bois travaille : il pousse, il bouge imperceptiblement, il vit, alors qu’on l’avait débité, raboté, poli, et qu’on avait tenté de l’achever. » Des lois intimes font travailler le poème et quelque chose dans le poème n’a pas fini de remuer, de nous émouvoir. Peut-être un peu à la manière dont on dit, trivialement, que le cadavre bouge encore.
Le définitif en tout cas ne peut être que de l’ordre du précaire. C’est ce dont j’eus la confirmation, lorsqu’Ivar — c’était en juin 2024 — me fit parvenir les différentes pièces du dossier relatif à Sylvia Plath. Il me semblait impossible de synthétiser, d’arrêter ce qui travaillait là. Je n’avais pas cette audace et encore moins la clef de ce privilège. Puis, très vite, vinrent, au courant du même été lamentablement olympique, les Filles bleues, aujourd’hui disponibles aux éditions Lurlure.
Sylvia telle qu’en elle-même Ivar la perçoit
J’étais donc bien naïf d’exiger d’Ivar qu’il éclaircisse son rapport à l’œuvre de Sylvia Plath, dont on peut assurément dire qu’il est poétique. L’œuvre de Sylvia Plath, et Sylvia Plath elle-même, est désormais fondue dans les Filles bleues. Sylvia, Sylvia Plath telle qu’incorporée au poème d’Ivar, telle qu’en elle-même Ivar la perçoit, fait effectivement partie des dramatis personae, de la dramadémiurgie de ce livre :
les filles (les héroïnes, parfois autrices) : Arsène (Émilie), Cassis (Françoise), Cécile (Marie-Paule), Christèle, Claudine (Thérèse), Delphine (le prénom a été changé), Émilie (Arsène), Érika, Évelyne, Françoise (Cassis), Iseult, Lucie, Marcelle (Micheline), Marie (des sables), Marie-Paule (Cécile), Micheline (Marcelle), Olive (Roselyne), Sylvia, Thérèse (Claudine)
Les lecteurs d’Ivar savent bien l’importance de Berck, ainsi que de son parler, dans son imaginaire. Il suffit de lire (qu’attendez-vous?) l’extraordinaire Ch’miloé din ch’tiloé [voir ici]. Mais le lien privilégié à Sylvia Plath, on peut le découvrir dans un poème initialement paru de manière plus confidentielle dans Berck (un poème) (1993), puis dans Bandes passantes (2024). On le retrouve désormais dans Filles bleues, dans le poème que j’ai déjà reproduit ici [Ivar à Palerme, 1]
Le rapport privilégié est, on commence de le voir, volontiers licencieux. Cru, comme le remarque excellemment François Huglo [voir ici]. Sylvia Plath, dans les Filles bleues, voisinant notamment avec Évelyne « Salope » (sic) Nourtier, qui est une des hétéronymes majeures (et vaccinées) de Ch’Vavar. Un poème dédié à celle-ci est un pendant aux deux quatrains ci-dessus :
à la vague
à Évelyne Nourtier
Ainsi Sylvia se jette à la vague et saisit
l’eau amère à pleines poignées et son maillot
la retient de son seul élastique devant l’a-
plomb à plat de joie d’inconnaissance, le bond
dont grelotte d’avance son rachis / sur le fond
sableux son orteil bouscule à peine le bulot bulbeux
ses cuisses pendent déjà dans la lumière des abysses
son œil gobe une larme de sel et cueille
d’un cil le blanc d’une mouette immobile
haut au-dessus des vagues / par monts et par vaux
liquides va, Sylvia, abandonne-toi à la fureur languide
de l’onde sois berckoise une heure du monde.
Ces poèmes incorporant Sylvia faisaient initialement partie de l’ensemble dit des « mouettes », avant de trouver leur place dans Filles bleues. Avec, donc, les mouettes.

Sylvia, Lucie
Rouvrons, qu’attendez-vous ? Ch’miloé din ch’tiloé. On y trouve, entre autres choses, le poème « Lucie à p’ plaje » (« Lucie à la plage »). Il est repris dans Filles bleues. Et le côté charnel également présent dans Berck-Plage de Sylvia Plath, est aussi, chez Ivar, un rapport de langue, de traduction. Ivar s’en explique justement dans Ch’miloé din ch’tiloé (qu’attend-on ?). C’est alors aussi bien une vision du poème qui nous est livrée :
Le poème Lucie à ‘p plaje a été écrit il y a dix ans, ou davantage, en tout cas avant que je traduise Sylvia Plath en berckois, 2001 [son long poème Berck-Plage ; Sylvia Plath est un des plus grands poètes américains]. Mais il est lié d’une certaine façon à Sylvia, parce que — devant les difficultés énormes qu’on rencontre pour rendre en français, non seulement la musicalité, mais, peut-être davantage encore les images d’un poème en anglais (je pense à Hopkins… Yeats… Dylan Thomas… Sylvia Plath, justement)… oui, les Anglo-Saxons ont une tout autre façon que nous, Français, de « voir », dans les poèmes, et leurs images souvent paraissent, dans notre langue, au moins incongrues, quelquefois ridicules, certaines ne peuvent être gardées telles… Tournant et retournant cette question dans ma tête je finis par avoir l’idée « d’écrire un poème en anglais directement en français » ! Mais je ne pus y parvenir, j’essayai alors en picard, et ce fut Lucie à ‘p plaje.
D’une fille bleue à l’autre, de Sylvia en Lucie, mais aussi d’un livre d’Ivar à un autre, ce sont des rapports privilégiés, des échos intimes qui établissent la loi du poème, toujours nouvelle, renouvelée, reprise, recyclée de sorte à mieux relancer la vision.