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Nous vivons une grande époque de poésie (Ivar miroir du mythe)

Oui, nous vivons une grande époque de poésie. Ivar Ch’Vavar le dit et le redit à qui veut l’entendre. Acceptons cette affirmation. Recevons-la comme une bénédiction, comme une chance. Elle autorise et donne les moyens de penser le poème : Ivar se tient dans les parages critiques de sa propre parole. Son travail théorique, son discours quant à sa pratique, ses échanges avec les autres poètes et camarades contribuent à façonner l’embrasure de sa parole. Il parvient, ce faisant, à se maintenir dans le péril de sa propre vision, un péril qui a des airs de fausse naïveté souvent, mais qui prend acte de tous les bouleversements. Entendons-nous : si naïveté il y a, elle revêt la fonction d’un masque. Pas une quelconque persona poétique (et il est un nombre plus-que-pessoesque d’hétéronymes chez Ivar), mais un masque de protection autant que de vision. Un masque de soudeur, qui permet de regarder l’étincelle en face lorsque l’on travaille le fer. Souder, c’est dichten.

Ce qui ne laisse pas de surprendre, c’est cette langue en quête de quoi Ivar est parti. Trouver une langue, disait Rimbaud. À ceci près que, pour Ivar, cet idéal idiome était déjà là. Le berckois, tel qu’on le parlait alors, tel qu’Ivar le parle encore à ses chats, est une indéracinable langue-souche. Mais ce préalable affectif vaut aussi pour horizon du poème. Un horizon jeté loin, jeté profond.

Soit, donc, Ch’miloé din ch’tiloé d’Ivar Ch’Vavar, recueil d’écrits picards paru à Douai en 2022, pour le compte des Éditions Engelaere. La « quasi-totalité de ce qu’il a écrit en picard depuis 1995 — plus d’un quart de siècle ». Ch’miloé din ch’tiloé. Le titre, ici, est à la fois énigme et protocole de lecture. Ch’miloé din ch’tiloé, qui se traduit par Le tiroir au miroir. L’ouvrage est, en effet, un livre de traductions, et non seulement vers le français, mais en de nombreuses langues, jusqu’aux plus surprenantes (flamand, géorgien, islandais, zarma (parler du Niger), berbère kabyle, tchouktche (parler de la Sibérie)). Ivar met les poètes et camarades à contribution :  Louis-François Delisse pour le zarma, Iouriï Rytkheou pour le tchouktche. Une note précise que Nimrod, qui vit non loin d’Amiens, a traduit « Rue dech Treu-à-leu » [rue du Trou-au-loup]  en kim (parler du Tchad), et qu’il s’agit-là du premier texte « qu’il a écrit dans la langue de son ethnie ». Traduire, c’est remonter aux origines et, partant, on constate, à peine surpris — car cela participe d’une implacable cohérence, laquelle gronde au fond des mots —, qu’ Amiens et les rives du lac Tchad appartiennent à une seule et même géographie, celle de la Grande Picardie Mentale.

Il est attesté qu’Amiens est le trou du cul du monde. Au même titre que la Charleville de Rimbaud ou la chazalienne Curepipe. Peut-être même que cette forme d’insularité, car il s’agit bien de cela à Amiens ou plus généralement en Picardie, conditionne le geste d’Ivar, sa politique en tout cas : « Le problème du picard est un problème poétique : écrire le picard, c’est en faire une langue pour l’écriture, c’est mettre cette langue au travail pour l’écriture. […] Le problème du picard est également un problème politique. Vouloir que ce pays, la Picardie, existe. Non pas seulement comme une réalité administrative (d’ailleurs menacée), mais comme une terre qui cherche à se fonder vraiment, et qui se crée, jour après jour, avec une conscience collective ; qui entre dans une authentique histoire de pays et de peuple, une histoire qui lui soit propre. Et déjà la Picardie avait ça à mettre en avant, et à pousser en avant, qui n’appartient qu’à elle : sa langue. » Le propos est ferme et limpide : on y voit sourdre la logique qui, si souvent, tourbillonne sous le poème d’Ivar. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas un problème régionaliste. La question est, sinon universelle, tout du moins collective. Ivar continue : « la poésie doit être populaire. Ce qui signifie que TOUT LE MONDE peut (devrait, doit) accompagner le grand travail de la poésie, qui est un travail pour tous, pour le bien commun, pour un destin commun. » C’est le souhait de Lautréamont qu’Ivar a tâché d’accomplir, sans cesse, depuis l’aventure du Jardin Ouvrier, et de ce désir de collectif qui passe aussi bien par une intense activité hétéronymique, témoignent grandement les importants livres d’atelier que sont Travail du poème (Vanneaux, 2011) et Échafaudages dans les bois (Corridor bleu/Lurlure 2022). Car il y a toujours, chez Ivar, la tentation du provisoire, du mobile, de la ruine. « Certes [la langue picarde] est en ruines, mais on pourrait dire en chantier aussi bien. Après tout, est-ce que ça n’est pas une de nos spécialités, de relever nos ruines ? »

Quelques mots encore sur Ch’miloé din ch’tiloé. Il est remarquable que « Ch’miloé din ch’tiloé » se traduise par « Le tiroir au miroir ». Dans chaque cas, une lettre, un phonème à peine change : « miloé/tiloé », « tiroir/miroir ». Le jeu sur la paire minimale est miraculeusement maintenu, selon un équilibre homéostatique d’une langue à l’autre, en inversant néanmoins l’ordre des termes (miloé = miroir; tiloé = tiroir), comme en miroir. Traduction transparente, d’un miroir l’autre. Mais il y a mieux : c’est un livre-miroir qui n’a de cesse de dire ce qu’il fait, de faire ce qu’il dit. Idéalement, Ivar traduit des passages de Lewis Carroll en picard : « Ed l’œte cotè dech miloè » (de l’autre côté du miroir) dans ce livre-miroir.

Le livre-tiroir a pour fonction d’ouvrir la langue tout en balisant l’espace de la Grande Picardie Mentale. Ainsi, la couverture du livre nous montre Konrad Schmitt avec son araignée au plafond. Et il convient de lire « La première fois que Konrad Schmitt a chanté Chl’airigne (l’araignée) », texte drôle et fascinant qui figure dans un des tiroirs de Ch’miloé din ch’tiloé. On pourra le découvrir dans sa version en picard composite ou dans une traduction en français.

(Konrad Schmitt au miroir. Portrait d’Ivar Ch’Vavar par Sandrine Engelaere)

Mais qui est Konrad Schmitt ? Konrad Schmitt apparaît notamment dans Hölderlin au mirador (1995, réédition Corridor bleu 2020), dans la section « Uncle Schmitt » de l’épopée inachevée sobrement intitulée Titre (Vanneaux, 2011) ou encore dans La Vache d’entropie (Lurlure, 2018) — tous ouvrages décisifs dans le canon ch’vavarien et, qu’on se le dise, dans la poésie de maintenant et de toujours. « Beaucoup de lecteurs de ses écrits n’ont jamais voulu croire que Schmitt n’était pas Ivar, ce qui a toujours beaucoup étonné ce dernier. » (Plein Chant n° 78-79, dossier consacré à Ivar, Hiver 2004-2005) Je m’étais résolu, moi aussi, à faire de lui un personnage de fiction à l’ontologie aussi contestable que celle d’Évelyne Nourtier ou que celle de l’abbé Michel Desquendras, mort dans les bras de la sus-surnommée « Salope ». Konrad Schmitt a sa fiche Wikipédia ? En picard même ? [voir ici] Ça ne fait pas de lui un être réel, pas forcément.

L’affirmation suivante de Laurent Grisel, toujours dans ce numéro de Plein Chant, a sans conteste fait trembler l’identité de Konrad Schmitt : « Konrad Schmitt est marqué d’un signe rimbaldien : il cesse d’écrire. Pourquoi ? On ne sait. Après que Konrad Schmitt s’est tu, Ivar Ch’Vavar continue on œuvre, écrivant sous son nom. » Charles-Mézence Briseul nous assure quant à lui de l’existence de Konrad Schmitt. Encore qu’il maintienne, trouvé-je, une certaine ambiguïté, lorsqu’il affirme avoir « les preuves nécessaires pour les dubitatifs » dans une note de bas de page du livre qu’il lui consacre (Vanneaux, 2017).

Dubitatif, je le fus donc, et pas qu’un peu, jusqu’à entendre parler Ivar viva voce de cet oncle plus jeune que lui de quatre ans (la mère de Konrad est la grand-mère d’Ivar), avec lequel il avait taillé des arbres au fond de son jardin, à Amiens, quelques jours avant ma visite. Konrad Schmitt n’est donc pas à proprement parler un hétéronyme (ou pas toujours), mais seulement un pseudonyme qui émerge lorsque l’oncle mirifique se mêle de création, et le génie de cet oncle anime Ivar.

Il n’empêche, « Schmitt », cela résonne avec « ch’mitt » en picard, le mythe. La poésie d’Ivar, qui n’est somme toute pas des plus simples, travaille assidûment au mythe. La création de la Grande Picardie Mentale, tous les livres d’Ivar, à commencer par Ch’miloé din ch’tiloé, sont là pour la renseigner ou la documenter. C’est chez Ivar ce qu’il y a de plus beau : son œuvre témoigne d’une incroyable mythopoïèse au miroir de laquelle il est donné au réel non de se confirmer ou de se redupliquer, mais bel et bien de s’approfondir ou de se ramifier. Ivar est de ceux qui, à la suite de Pierre Sogol, ont su mettre le cap sur le Mont analogue.

[Voir aussi cet article de bibi sur La Vache d’entropie, paru sur Poezibao.]

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