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Comme issus de la cervelle d’un enfant méticuleux

Ici, nul ne sait rien à propos de ce ressortissant français dont mourir était devenu une manière de passe-temps. Leonardo Sciascia semble avoir tout dit des derniers jours à Palerme de cet écrivain si particulier, souvent qualifié d’excentrique. Restent pourtant beaucoup d’énigmes à son sujet.

Tout d’abord, pourquoi Raymond Roussel est-il descendu ici, et en taxi, depuis Paris ? (« Il y a environ 40 jours nous sommes venus à Palerme, attirés par son climat doux, » dira Charlotte Dufrène, sa très dévouée dame de compagnie, dans sa déposition.) Il était coutumier des départs inopinés, que ce soit pour Tahiti ou pour l’Australie. Mais Palerme !

Qu’il ait eu des visions belles comme du Giotto lors de son séjour à Assise, en 1926 — mais Palerme !

Quelques certitudes campent cependant l’énigme roussellienne. Roussel et Madame Dufrène disposaient de deux chambres communicantes, situées à l’arrière du Grand Hôtel et des Palmes. Ce palace britannique fut érigé au milieu de nulle part, à quelques minutes du dock par lequel Roussel et Charlotte Dufrène débarquèrent, le 4 juin 1933 au matin, après une nuit passée à bord du Città di Napoli.

Un taxi les conduisit ici, dont on peut dire que le compteur tournait depuis Paris, et il n’a eu de cesse de s’affoler dans l’imaginaire des rousselâtres. Peut-être que Charlotte prit une malle avec elle. On la sait coquette. Mais sans doute que Roussel ne disposait que d’une simple valise, comme à son habitude.

Gageons qu’il était nerveusement à bout après son long voyage en auto depuis Paris. Il avait emporté avec lui treize exemplaires sur japon de Locus Solus, au moins une copie d’Impressions d’Afrique ainsi que sa bizarre et indispensable pharmacopée. Une grande valise, donc.

Si le soleil que Roussel disait avoir porté en lui dans son jeune âge avait cessé de briller bien avant son arrivée en Sicile, celui de Palerme n’en tombait pas moins verticalement sur la via Ingham, faisant rissoler les murs du Grande Albergo et des Palmes, l’hôtel au nom combien singulier.

C’est un soleil sans espoir de salut qui irradiait la ville, n’épargnant pas même l’horreur de ces ruelles où il était commun de se faire éventrer pour une poignée de lires et, jour après jour pendant quarante jours, une auto déposa un individu insolite et vacillant, via Ingham, tous les soirs ou presque, devant ce Grande Albergo.

Nul ne sait ce que Roussel vit réellement de Palerme. On pourrait croire qu’il partait, lors de ses périples stupéfiés à travers la ville, en quête de ragazzi, sommant son chauffeur de ralentir à l’approche de la gare ou de la Marina, mais non. Ce serait du plus mauvais Pasolini. Cet été 1933, Roussel était en réalité trop épuisé pour faire ou se laisser faire quoi que ce soit. Il est également peu probable que Roussel se soit aventuré dans la campagne sicilienne. Ici ou là-bas c’est la même chose. Tout se vaut et rien ne vaut rien pour le globe-trotteur neurasthénique. Sans doute le paysage défila-t-il lentement sous son œil vide, noyé de drogues. C’est tout juste si Charlotte et lui visitèrent Monreale, saluant le triton sur la fontaine. Roussel avait-il connaissance de la présence des entrailles de saint Louis à Monreale, roi sur lequel ouvrent les Nouvelles Impressions d’Afrique  ?

Sans doute à réfléchir, à compter cela porte,
D’être avisé que là, derrière cette porte,
Fut trois mois prisonnier le roi saint !… Louis neuf !

Surtout, on imagine bien la suante somnolence dans l’attente de l’euphorie extra, le circuit immuable par les rues de Palerme : l’imposant Teatro Massimo et ses lions, la Porta Sant’ Agata, les dômes rouges de San Giovanni degli Eremiti, de San Cataldo, les palais qui de toute éternité se décatissent, ceux-là mêmes où frayaient naguère entre elles les illustres momies des Capucins. Dire qu’il n’a sans doute même pas visité les catacombes où, dans son écrin de verre, dort la petite Rosalia Lombardo. Pas davantage qu’il n’a pris la peine d’aller contempler le chef-d’œuvre d’Antonello da Messina. Mais je veux croire qu’il se délectait néanmoins des pâtisseries du Caflisch.

Il aura mis les cadavres sous verre, lui aussi. Mieux encore que le vieux Salafia, l’embaumeur palermitain décédé en janvier de cette fatidique année 33, qui emporta son secret avec lui. Roussel fut l’inventeur du Vitalium et de la Résurrectine, produits comme issus de la cervelle d’un enfant méticuleux, épris d’éternité ; truchements chimiques par lesquels le simulacre de la vie passe à travers l’atrocité des corps morts. Alors, pensez-vous ! la petite Rosalia Lombardo n’est, au vu de cela, rien qu’une poupée sans vie. Calanchée, clabotée, trépassée au même titre que les momies des Cappuccini qui lentement pourrissent aujourd’hui sous l’œil du touriste, dépouilles désagrégées de moines et de nobles dont les vêtures se défont inexorablement avec le temps. Leur tête penche hideusement vers les visiteurs, quand ce n’est pas leur mâchoire qui se décroche à trop bâiller dans la mort.

No one to mock your own grinning ?
Quite chop-fallen !

Et cela n’est rien, face à l’impeccable résurrection de Cortier dans Locus Solus. La vie, mes chers, est question de maintien, de port de tête.

Non, Roussel ne vit rien de tout cela. Au reste, ses voyages autour du monde, il disait n’en rien tirer, tant il est vrai qu’il misait tout sur l’imagination, y compris et surtout sur celle de ses lecteurs à venir, dont les plus exaltés tâcheront, ici, à Palerme, de remonter la piste du poème ahurissant en quoi consiste l’œuvre-vie ou, à mieux dire, l’œuvre-mort de Roussel.

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