
L’inutile prélude
Je prends la décision de rendre visite à l’Annunciata. [voir ici] Je loge près d’elle depuis quelques semaines maintenant, et je n’ai, goujat, pas encore pris la peine de la saluer. Bien sûr, la bibliothèque du Prince m’occupe grandement, m’obnubile. Or, le palazzo Abatellis où elle est exposée est fermé. Ce sera pour une autre fois.
« Obnubiler » est un très beau mot, son étymologie renvoie aux nuées. Les nuages vous viennent par au-dessus, vous envahissent, vous ennuagent comme la guerre qui « couvre » Ecbatane au début de Tombeau pour 500 000 soldats.
La guerre qui couvre, qui obnubile. À la lettre, comme une épidémie. Epidemos, ce qui tombe sur le peuple. Je pense aux tapis de bombes sur Palerme en 1943, au Prince qui organisait la migration des grandes peintures familiales, de ses livres — une partie seulement (des pleines valises) — vers Capo d’Orlando. Sans doute qu’on avait également déplacé le tableau d’Antonello, pour le protéger de ce qui allait se passer.
Man, my stupid country is so fucked up. Ils sont combien à m’avoir dit cela depuis un mois ?
L’article débute réellement ici
J’ai re-parcouru Filles bleues en quête de la chair, du mot « chair » — dont Ivar dit qu’il ne « passe pas » dans sa poésie. Cf. la manière dont il a consciemment viandé le Naufrage de Gerard Manley Hopkins [voir ici] (On se demande pourquoi on se casse la tête pour intégrer des liens hypertexte si personne ne clique dessus. Allez-y, ça ne mord pas. Mais oui, tout va désormais plus vite, ça scrolle distraitement sur son téléphone de poche en allant pisser et on peut s’estimer heureux lorsque l’article défile jusqu’à la moitié sous l’œil passablement ichtyomorphe dedulela lecteurice. (J’ai souvenir d’une époque où l’on écrivait sur internet avec dans l’idée de faire un peu ce qu’on veut d’internet, maintenant il me semble que c’est internet qui fait tout ce qu’il veut de nous. Dans ma foncière naïveté, je continue d’écrire comme si la mutation anthropologique n’avait pas eu lieu, je ponds des articles longs et pénibles. Je bafoue la règle d’or qui exige que le temps de lecture n’excède pas le laps que dure une miction (en adjoignant souvent (comme ici) des parenthèses déroutantes (miction impossible?)).) Je t’accorde néanmoins une seconde chance, mon semblable, mon frère : [voir ici].) Or, le mot « chair », on le trouve dans Filles bleues. Tout d’abord, dans les « Nouveaux vers de la mort », où il est question, à la page 13, d’un « cercueil de chair », lequel s’oppose assez nettement à la viande comme principe de vie. Ensuite, dans le poème intitulé « peinture (Lucie revient) », où se concentrent toutes les autres occurrences du mot « chair ».
Les apparentes contradictions font partie de la nuance propre au poème d’Ivar. La chair ne passe pas, ou, à mieux dire : elle ne passe pas seule. Elle requiert d’autres éléments. Elle est aussi terre ou flamme, et elle s’épiphanise alors pleinement :
… Ô Lucie ici, rosis, tes membres
sont beaux, ils sont lourds, c’est de la chair fait avec.
Chair ferme, on est sur la chair ferme. Oh ! bouge tes
bras et cuisses, lève tes coudes et puis tes genoux — lève,
oui oui, lève-les tout partout tes genoux, Lucie, lève
tes coudes devant le ciel tout.
(extrait de « peinture (Lucie revient) »)
« … lève … lève,/ oui oui, lève-les … Lucie, lève… » Comment ne pas penser ici à « Soleil et chair » de Rimbaud où « tout croît » et « tout monte » ? Le mot « chair » en revanche passe chez Rimbaud, tel quel : « Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! »
C’est en somme l’inverse d’une obnubilation (venue du haut); c’est une prière qui vient du bas : « … lève … lève,/ oui oui, lève-les … Lucie, lève… » Pour reprendre un hapax rimbaldien, la prière d’Ivar est alors est une sorte d’orietur.
Chez Ivar, « chair » fait écho à « terre », et sa présence s’explique par le jeu de mots sur « terre/chair ferme ». Plus loin, « chair » appelle « torchère », qui est une autre manière de justifier la chair :
Tends-toi, tout d’abord comme une torche de chair, torchère
ici dessous devant, tu sais bien, dessus ? …
Être une torche de chair ferme sous le soleil à Berck.
Tu sais ça, Lucie, si. Si, tu le sais. …
(extraits de « peinture (Lucie revient) »)
*
J’ai re-parcouru les Collected Poems de Sylvia Plath (après avoir lu Anne Sexton, mais c’est une autre histoire), pareillement en vue du mot « chair ». Le mot « flesh », qui d’ordinaire est traduit par « chair », ne me semble pas davantage que chez Ivar passer seul chez Sylvia Plath. « Flesh » ne renvoie chez Sylvia Plath aucunement à la vie vivante, ne signifie aucunement la vivanda de la viande. Le mot ne va pas chez Sylvia Plath sans une connotation, putride dans « Pursuit » (« Bright those claws that mar the flesh »), morbide dans « Lady Lazarus » :
Soon, soon the flesh
The grave cave ate will be
At home on me
…
Ash, ash—
You poke and stir.
Flesh, bone, there is nothing there——
Je ne suis pas bien sûr que le mot « chair » ou « flesh » chez Ivar et Sylvia Plath soient bien faits pour passer ou tenir seuls. Il est une incarnation comme médiée, toujours tressée, métissée de mort.
C’est aussi pour cette question de chair qui ne va pas sans être qualifiée par la mort — cette chair qui ne va pas seule — que j’éprouve le besoin de revoir l’Annunciata.
La Vierge, alors que l’Ange annonce, aperçoit-elle déjà la nuit de Gethsémani, et la mort du Fils?
Mon écriture autour des Filles bleues est coincée, à l’arrêt. Interdite. Elle coïncide je crois depuis le départ avec ma traversée de l’œuvre de Sylvia Plath. Pareillement empêchée. Les ennuis, en somme, ont commencé au moment où j’ai demandé à Ivar comment il se dépatouille du poème de Sylvia Plath. Quelle idée. Et voici Filles bleues, où Sylvia joue un rôle important.
Pour tâcher de m’extirper du coincement, du coïncidement, je prends le parti de dé-coïncider, pour mieux re-coïncider autrement.
Le questionnement quant à la chair et à la mort en appelle à la Vierge bleue de Palerme. Mais ce sera pour une autre fois.