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Parle à mon univers, ma tête est malade (notes sur Pessoa)

J’ai découvert Fernando Pessoa dans l’édition en deux volumes du Livre de l’Intranquillité, parue chez Christian Bourgois. C’était en 1999, peut-être 2000. Un début d’été, de cela je suis sûr : quelques souvenirs trop oiseux pour être livrés ici sont restés imbriqués dans la lecture que je fis du premier volume du Livre de l’Intranquillité, dans un corail Strasbourg-Paris.

Longtemps, je n’ai lu de Pessoa que ce premier volume du livre de Bernardo Soares. Cela me convenait. J’y suis retourné, souvent. Puis, petit à petit, j’ai fait l’acquisition, auprès de libraires d’occasion, des autres volumes des œuvres de Pessoa parues chez Christian Bourgois. Le second volume du Livre de l’Intranquillité, je l’ai moins pratiqué (j’ai souvenir de l’avoir lu dans la rue, une nuit durant, jusqu’au petit matin).

Ce n’est que plus tard, lors de mon deuxième séjour à Lisbonne, en 2013, que je commençais de lire The Book of Disquiet, dans la traduction de Richard Zenith. Selon un ordonnancement tout autre, donc, des fragments du Livro do Desassossego. Cette leçon du texte de Pessoa a peu à peu supplanté pour moi la traduction française qui avait mes faveurs, mais à laquelle je repense souvent.

Je ne me suis guère intéressé à l’établissement du texte de Pessoa, partant du principe qu’il s’agissait d’une forme ouverte, en suspension. Typiquement le genre d’ouvrage où la circonférence est partout et le centre nulle part, dont la somme des parties est supérieure au tout. Chercher à stabiliser cet ensemble est sans doute vain. Aujourd’hui encore la transcription du texte de Pessoa pose problème, mais je ne m’en soucie pas. Je suis néanmoins conscient qu’au plan philologique, The Book of Disquiet et le premier volume du Livre de l’Intranquillité paru chez Christian Bourgois en 1988, les deux versions du texte de Pessoa que je connais le moins mal, sont deux mondes très différents. J’ai jeté un œil au texte original, et j’admire d’autant plus le travail de Zenith, qui s’y est pris à deux fois pour traduire Livro de desassossego (il faut lire également sa biographie de Pessoa).

Zeugma

« Doem-me a cabeça e o universo. » J’ai mal à la tête et à l’univers. C’est un zeugma que l’on trouve dans Livro do Desassossego (fragment 331). Il résume assez bien l’état de Bernardo Soares. Beaucoup d’autres fragments du Livre de l’Intranquillité procèdent de cette Stimmung particulière, de ce travail de réversibilité entre dedans et dehors, entre moi et le monde.

J’ai mal à la tête et à l’univers. La traduction française vient toute seule. En anglais, c’est un peu moins évident : « I am suffering from a headache and the universe. » Le nœud zeugmal est plus relâché, et pour tout dire : syntaxiquement moins fiable en anglais, où « the universe » semble relancer une proposition. (Nœud zeugmal ! On aura donc tout vu ici ! Encore que l’on pourrait aussi bien parler de brachylogie…)

Autre traduction possible : « My head and the universe hurt », plus idiomatique et sans doute mieux nouée.

J’ai mal à la tête et à l’univers. Je ne peux m’empêcher de mettre cette formule en relation avec ce poète de la réversibilité généralisée qu’est Malcolm de Chazal :

Le plus court chemin
De nous-mêmes
À nous-mêmes
Est l’univers

[voir ici]

Sphinxement ?

Soit un passage du fragment 342 : « Distingo-me a esfinges. » La traduction de Richard Zenith est très belle : « I sphinxly discern myself. » Encore que je ne sois pas sûr qu’elle n’ajoute pas de l’énigme, en construisant un adverbe à partir du sphinx (ou de la sphinge, si l’on préfère). L’original me semble vouloir dire : « Je me distingue des sphinx (ou, donc, des sphinges) ». L’adverbe portugais serait « esfingicamente », et l’on aurait donc « Distingo-me esfingicamente », non pas « a esfinges ». « Sphinxly » est forgé pour l’occasion, et est morphologiquement plus efficace que « sphinxement » ou « sphingement » qui sont d’imbitables barbarismes (la langue française souffre de la lourdeur de ses adverbes… et « imbitable » n’est pas grossier, simplement familier). Attesté en portugais, « esfingicamente » a une souplesse à laquelle le français ni l’anglais ne parviennent. Mais voilà : l’anglais condense (cf. « sad Hell » chez Keats), et Zenith surtraduit quelque peu ici, non sans un bonheur certain. Peut-être même que le texte de Pessoa attendait cette manière habile de le surinterpréter.

Pierrot le fou

FERDINAND Pourquoi t’as l’air triste ?
MARIANNE Parce que tu me parles avec des mots et moi, je te regarde avec des sentiments.
FERDINAND Avec toi, on peut pas avoir de conversation. T’as jamais d’idées, toujours des sentiments.
MARIANNE Mais c’est pas vrai ! Y a des idées dans les sentiments.

Dans Le Livre de l’Intranquillité, Soares synthétise le problème de communication qu’affrontent les personnages de Jean-Luc Godard. Fragment 71 : « La raison de ma profonde incompatibilité avec les autres est que, je crois, la plupart des gens pensent avec leurs sentiments, tandis que je ressens avec ma pensée. »

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