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Rêver à partir de Dante (chemins de Dante, 5)

(Paolo et Francesca, Auguste Rodin)

De tous les épisodes de La Divine Comédie, le plus célèbre est sans doute celui des amoureux Francesca et Paolo, au chant cinquième de l’Enfer. Cela se passe au deuxième cercle. Dante et Virgile voient les amants pris dans une tempête. John Keats a composé un sonnet inspiré de cette histoire. Le voici :

A DREAM,
After Reading Dante’s Episode
of Paulo and Francesca

As Hermes once took to his feathers light,
When lulled Argus, baffled, swoon’d and slept,
So on a Delphic reed, my idle spright
So played, so charmed, so conquer’d, so bereft
The dragon-world of all its hundred eyes;
And seeing it asleep, so fled away—
Not to pure Ida with its snow-cold skies,
Nor unto Tempe, where Jove grieved a day;
But to that second circle of sad Hell,
Where in the gust, the whirlwind, and the flaw
Of rain and hail-stones, lovers need not tell
Their sorrows. Pale were the sweet lips I saw,
Pale were the lips I kiss’d, and fair the form
I floated with about that melancholy storm.

Voici une traduction du poème par Paul Gallimard, un peu ancienne désormais (1910), originellement parue au Mercure de France.

UN SONGE
Après une lecture de l’épisode
de Dante, Paolo et Francesca

De même qu’autrefois Hermès emprunta la légèreté de ses plumes
Lorsqu’il berçait Argus déjoué, pâmé, endormi ;
De même sur un chalumeau Delphique mon esprit oisif
Amusa, charma, conquit, priva
De ses cent yeux, le dragon monde ;
Et le voyant assoupi, s’envola de même —
Non vers le mont Ida, avec ses nuages chargés de neige,
Non vers Tempé où Jupiter un jour se lamenta —
Mais vers ce second cercle du sombre enfer,
Où parmi les rafales, les tourbillons et les averses
De pluie et de grêle, les amoureux n’ont pas besoin de dire
Leurs tourments. Pâles étaient les douces lèvres que je vis,
Pâle les lèvres que je baisai, en enchanteresse la forme
Que j’étreignis en flottant au milieu de cette lugubre tempête.

La traduction ici distend le poème de Keats — c’est particulièrement visible au premier vers. Il arrive que l’on prenne le parti de déplier l’original pour conserver le sens. En effet, le français, langue réputée de clarté sinon de raison, n’en bute pas moins quelquefois sur son impossibilité à rendre la folle compacité du monosyllabe anglais. Il y aurait aussi à redire sur certains choix opérés par Paul Gallimard. Ainsi, « cent yeux » me semble un peu malheureux ; traduire « second » par « second », au vers 9, est un calque dont la fidélité confine au contresens. Etc.

Sans être complètement navrante, cette traduction parvient néanmoins à restituer quelque chose du poème de Keats. Une manière modeste d’envisager le geste de traduire serait d’en faire une invitation à revenir vers l’original. Il serait question d’un geste qui ne s’encombrerait pas du poème, mais viserait plutôt à gager du sens de celui-ci. Une traduction a minima serait alors une paraphrase explicative ou la glose dépliante du texte. On pense à Chateaubriand tâchant de traduire Paradise Lost de Milton, travaillant « à la vitre ». Le résultat est fort curieux. Mais quelque chose a eu lieu. Il s’agit d’un autre état de langue, pour parler comme le linguiste (le poète n’œuvre jamais que dans un grand dialecte). Mais aussi, d’un autre état du poème.

(Peut-être est-ce là ce que Mallarmé entendait par « Transposition Structure, une autre ».) 

Lorsque Keats dit avoir rêvé du chant cinquième de l’Enfer, et qu’il compose ce sonnet, il propose, lui aussi, un nouvel état du poème. Il transpose assez fidèlement les éléments du chant cinquième de l’Enfer. Mieux : il les coule dans une métrique, dans un rêve. Transposition poétique, mettons.

La réécriture de Dante n’occupe cependant que 6 vers du poème (moins de la moitié), les 8 premiers vers n’étant qu’une sorte d’amorce, sous forme d’antiphrase aérienne, de ce qui suit, à savoir, les tourments de Francesca et Paolo :

But to that second circle of sad Hell,
Where in the gust, the whirlwind, and the flaw
Of rain and hail-stones, lovers need not tell
Their sorrows. Pale were the sweet lips I saw,
Pale were the lips I kiss’d, and fair the form
I floated with about that melancholy storm.

Keats est même beaucoup plus économe que Dante, lequel déroule l’histoire des amants sur pas moins d’une cinquantaine d’hendécasyllabes. De fait, dans la tempête dont il est question « lovers need not tell/ Their sorrows. » Là où Dante rend l’histoire plus explicite — et c’est un péché lié à la lecture autant qu’à l’amour —, Keats se contente d’une évocation synthétique de ce triste Enfer (« sad Hell »). Et j’aime à entendre, ici, le mot « sad » dans son acception ancienne, qu’il avait en vieil anglais « sæd », au sens de plein, ou de saturé (l’allemand actuel a gardé le sens de cette satiété dans l’adjectif « satt »). Quelque chose que l’adjectif français « triste » peine bien sûr à rendre.

L’Enfer selon Keats est un lieu épais, plein, saturé. Cet espace vu en rêve correspond bien à la description qu’en donne Dante. La légèreté initiale (« As Hermes once took to his feathers light, ») qui, progressivement, au fil des 8 premiers vers, s’est chargée de douleur, se transforme soudain en un « sad Hell », où, de fait, la tempête ne se réduit qu’à un peu plus de deux vers, pour le moins « sæd ».

Where in the gust, the whirlwind, and the flaw
Of rain and hail-stones, lovers need not tell
Their sorrows.

La fin du chant cinquième de l’Enfer est célèbre. Borges en a habilement commenté le vers final : « E caddi come corpo morte cade » (« et je tombai comme tombe un corps mort »). Dante, dans son songe, littéralement s’effondre, comme pris dans le mouvement lourd et gravatif du « sad Hell ». Keats, pour sa part, trouve une volupté certaine dans le châtiment des amants pris dans la tempête. Comme il l’écrira à sa famille le 16 avril 1819 : « et au milieu de tout ce froid et de cette obscurité, j’avais chaud — même les cimes des arbres fleuris surgissaient et nous nous reposions dessus parfois avec la légèreté des nuages ​​jusqu’à ce que le vent nous emporte à nouveau. » La mise en scène de ce nouvel état du poème de Dante en appelle donc à un autre état du poète, lequel trouve une sorte d’allégresse dans la mélancolie. Keats opère une récupération somme toute romantique de la vision de Dante, mais non sans une compréhension intime du « sad Hell », qui lui permet sinon d’en risquer une sorte de dialectique nouvelle, un point de fuite euphorique.  

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