pour Réha

(gouache de Malcolm de Chazal)
Le plus court chemin
De nous-mêmes
À nous-mêmes
Est l’univers
Cette formule de Malcolm de Chazal que l’on trouve dans Sens magique a tout pour fasciner. Si elle semble faire signe à la pensée de Paul Ricœur, à un de ses mots les plus célèbres (« Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui. »), elle relève de quelque chose de plus vertigineux encore, de plus vacillant également.
Il ne saurait être question ici de faire dialoguer Chazal et Ricœur. Sur quelle base ? Ce n’est qu’un rapport de surface, un semblable chatoiement de l’expression qui permet que l’on place ces auteurs, et ponctuellement seulement, côte à côte. Il n’est aucune continuité profonde de l’un à l’autre. Comparaison serait ici déraison : Sens magique n’est pas Soi-même comme un autre.
Malcolm nous dit que pour aller de soi à soi, il convient de parcourir tous les points de l’univers, d’en faire l’expérience (car Malcolm ne parle jamais que depuis ses sensations, du fond même de celles-ci, un peu comme on jette les dés, du fond d’un naufrage). La formule chazalienne qui m’intéresse ici comprend celle de Ricœur et la déborde allègrement — ou bien la saborde-t-elle. Elle s’énonce au risque du non-sens, lequel fait éminemment partie du projet totalisant, plus « uniste » qu’universel de Malcolm de Chazal.
L’univers, son infini commence au bout de mon nez, mais il va jusqu’aux étoiles et au-delà. L’univers, son infini en particulier, du fait peut-être de l’irrésistible imprégnation de notre imaginaire par la science-fiction, se conçoit de manière instinctive selon une perspective intergalactique : l’univers est quelque chose de très grand, en expansion même. À cet infini-ci s’ajoute un infini proche ou immédiat. Celui, par exemple, de telle table de café parisien où l’on médite sur le verbe être. Mais il est au moins un autre infini, plus fin, dont veut témoigner Marcel Duchamp avec son importante notion d’inframince — intervalle minimal, parfois imperceptible ou imaginable à peine entre deux phénomènes. Duchamp est à cet égard sensiblement chazalien (sens-plasticien en diable) lorsqu’il griffonne au crayon sur un bout de papier : « quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui l’exhale, les 2 odeurs s’épousent par infra mince. » Du fait d’inframinces proprement immenses et innombrables, l’univers n’est sans doute pas un espace aisément praticable (Achille trébuche indéfiniment dans sa course avec la tortue). À en croire Malcolm, la pensée seule ne le pense pas.
Cette totalité impensable comme chemin le plus court de soi à soi est une fulgurance (un paralogisme, diront les médisants) qui n’effraie pas Malcolm. Le Mauricien rend l’univers concevable en vertu de cet unisme dont il est l’arrogant prophète.
Malcolm s’empare du tout coagulé de la nature et des sensations. Il lui est donné d’énoncer son paradoxe (et il en est d’autres chez lui), d’en faire l’expérience par la savante confusion qu’il opère et dans laquelle il s’obstine entre le phénomène et la chose en soi. Poussée à l’extrême, cette tendance dont un Docteur Faustroll se réclame au reste lui aussi, relève de l’aberration, d’une forme d’idiotie dont il n’est pas toujours aisé de faire le départ d’avec le génie.
Or, à l’impossible le poète est tenu. Ténu, plus justement, puisqu’il s’agit d’inframince. Il arrive, lorsqu’il se maintient, ténu, à fleur de sensation et au cœur des choses, que le solipsisme soit fécond. C’est à cette condition que peut se risquer l’étoilement magique ou sens-plasticien de soi à soi.