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« Oldboy », les yeux fermés (notes sur Dylan Dog)

pour Yannela

« On ne peut plus dormir tranquille
quand on a une fois ouvert les yeux. »
(Pierre Reverdy)

S’ouvre ici une série de notes consacrées à Dylan Dog, bande dessinée extrêmement populaire en Italie. Des notes, non des articles, qui témoignent de l’extraordinaire vision qui anime les aventures de cet « enquêteur en cauchemars ». Tributaires de ma découverte progressive du fumetto créé par Tiziano Sclavi en 1986, elles paraîtront ici sans ordre établi.

Il s’est développé en Italie une forme de culte dylandoghéen. Ainsi, Dylan Dog numéro 100 est devenu un objet presque introuvable, qui se monnaie aujourd’hui à plusieurs centaines d’euros. Bien que les albums de Dylan Dog ressortissent à la culture populaire (ils se vendent chacun à des centaines de milliers d’exemplaires en Italie), ils n’en sont pas moins des fictions pensantes et non dénuées de profondeur. Ainsi, Giulio Giorello dégage la « philosophie de Dylan Dog ». Umberto Eco disait quant à lui le plus grand bien de cette bande dessinée. En Allemagne, les aventures de Dylan Dog connaissent un succès certain. En France, et malgré quelques tentatives éditoriales assez vaillantes, Dylan Dog reste un illustre inconnu (c’est aussi cela, le génie français, que de passer à côté du génie même). C’est bien dommage, car l’encre noire des plus belles planches de Dylan Dog est également celle de Batman. Celle où trempent aussi bien les ombres du Melmoth de Maturin, ou encore les rêves atroces de Walpole ou de Poe.

On pourrait liquider Dylan Dog en y voyant un énième produit ou symptôme de notre capitalisme tardif. À moins que Dylan Dog lui-même ne soit que le spectre d’une culture hypermnésique et rétromane qui peinerait à faire peau neuve [voir ici]. Ce serait par trop expéditif, comme issu de la mauvaise humeur d’un Adorno ou d’un Horkheimer. Dylan Dog est en réalité une vaste chambre d’échos où se réverbèrent d’innombrables faits culturels.

Dylan Dog Oldboy — c’est ainsi que s’intitulent, depuis 2014, les volumes Maxi Dylan Dog, où l’on rerouve les aventures du célèbre enquêteur de Craven Road. Oldboy, en un seul mot. Comme si le garçon (« boy »), à vrai dire, l’éternel jeune homme Dylan Dog, était indissociable de temps anciens (« old »), par la vertu d’un curieux oxymore.

Old boy, c’est ainsi que l’inspecteur Bloch s’adresse à Dylan Dog, non sans rendre les choses un peu désuètes. Car cet « old boy » sonne comme un « old chap » trop british pour être vraiment anglais. Il est, de fait, une britannicité exacerbée dans Dylan Dog. Ce n’est somme toute pas un hasard si Dylan Dog est contemporain des improbables publicités « After Eight » en France, où l’on vantait la qualité de ces chocolats « So British ».

La série oldboy s’attache à prolonger l’esprit initial des albums de Dylan Dog, qui se déroulaient pendant les années 80, comme autant de miroirs de leur époque. Mais « old boy » ou « old chap », cela nous plonge dans l’univers d’Agatha Christie ou de Sherlock Holmes (le nom complet de l’inspecteur Bloch étant Sherlock Holmes Bloch (Dylan Dog n° 340)). Dans L’Île du Point Nemo, Jean-Marie Blas de Roblès met cet « old chap » dans la bouche de son Sherlock Holmes justement, mais l’expression a surtout été fixée dans Blake et Mortimer, où elle a, là aussi, son petit effet « After Eight ».

Le maintien quasi utopique de Dylan Dog dans ces temps désormais anciens satisferait un goût actuel pour le rétro (l’Italie étant un pays par ailleurs vieillissant), mais Dylan Dog Oldboy se veut une exploration kaléidoscopique du temps et de l’espace. Les histoires oldboy en particulier me semblent appliquer l’adage célèbre de T.S. Eliot (Dylan Dog est au reste un grand lecteur de poésie, son nom même est un hommage à Dylan Thomas) :

Time present and time past
Are both perhaps present in time future
And time future contained in time past.

Le présent et l’avenir sont peut-être tous deux présents dans l’avenir, et l’avenir est quant à lui contenu dans le passé. C’est particulièrement vrai lorsque l’on considère « A occhi chiusi » [Les yeux fermés], première des deux histoires contenues dans le Dylan Dog Oldboy actuellement disponible en kiosque, de Milan à Agrigente.

Entre Les aventures de Tintin et Milou, Spiderman et la mémétique, la seule couverture de cet Oldboy est placée au carrefour de nombreux échos dont il sera question dans une prochaine note (le caractère proliférant de Dylan Dog déborde ici le propos). Je préfère me concentrer ici sur « A occhi chiusi ».

L’histoire se passe à Londres, fin avril 1986. Il s’agit du lieu et de l’époque qui servent de cadre à un récit qui, sous la forme d’une fiction documentaire au graphisme particulier (pages encadrées de noir, cases en niveaux de gris), s’étend jusqu’à nos misérables et inquiétantes années 2020, tout en plongeant ses racines horrifiques dans le désert de Jordanie en juillet 1984. Un curieux personnage rend visite à Dylan Dog, dans son bureau du 7, Craven Road. On entend, en fond sonore, la télévision : un journaliste évoque la situation à Tchernobyl, puis enchaîne sur Margaret Thatcher et sur une sortie en public de la Princesse Diana et du Prince Charles (britannicité oblige).

Bref, la télévision transmet le tohu-bohu du monde, ou alors n’est-ce que le grand bavardage médiatique. « Disons plutôt, un peu de normalité, » lâche le mystérieux personnage installé dans le bureau de Dylan Dog. Cet aveugle, les mains appuyées sur sa canne, fera peut-être penser à Jorge Luis Borges. Cela fait partie du génie propre à Dylan Dog où les références culturelles abondent et circulent de case en case. Chacun chacune y trouvera sa dose de plaisir interprétatif. Cet aveugle étrange qui dit se nommer Jacob présente le don de voir l’avenir. À mieux dire, il serait capable « de voyager vers le futur, sans pouvoir le prédire ». Et Dylan Dog d’ironiser au sujet de la Delorean de Retour vers le futur, film sorti en salle un an auparavant. À quoi le visiteur de répliquer que ce film deviendra « culte » à l’avenir.  

Jacob donne à voir l’avenir, mais ce n’est là que notre monde actuel peuplé de « zombies » équipés de téléphones portables, peuple d’ « ignorants » et d’« obtus », entre autres « analphabètes fonctionnels ». Jacob révèle quelques autres horreurs à venir : l’effondrement des tours jumelles, une Londres déserte où l’on vous prend la température par surprise, ce qui se solde par une hospitalisation immédiate, la répression de la révolte des parapluies à Hong Kong, des dauphins échoués sur une plage, le mouvement « Black Lives Matter » sur fond là encore de répression, etc. Cette histoire qui se déroule dans les années 80 est aussi bien le miroir de notre époque. Elle est suspendue dans une forme d’éternité angoissante. Reprenons Burnt Norton : 

Time present and time past
Are both perhaps present in time future
And time future contained in time past.  

Eliot continue :  

If all time is eternally present
All time is unredeemable.

Si le temps est éternellement présent, il est irrémissible. Voici peut-être une des clefs de la vision qui préside au mythe de Dylan Dog : nous aurions impardonnablement, en notre âme et conscience, basculé dans un éternel présent, qui n’est au fond qu’une forme aliénante de l’éternité. « Chute dans le temps, » disait E. M. Cioran.

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