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Le Vent dans les arbres, encore (en vue d’un travail plus grand)

L’énonciation combien sereine de Jean-Pierre Le Goff intranquillise le monde. Cette mise en crise est aussi bien une quête möbienne de la chose. Ainsi, exemplairement, l’hélice dont la « demi-torsion est l’embryon, l’esquisse de l’anneau de Mœbius ». Cheminer avec Le Goff à la surface c’est avoir l’illusion qu’il existe un espace réellement praticable, où l’on pourrait trouver un idéal salut. De la quiétude, disons. Or, les objets de Le Goff ne relèvent pas du genre de la Vie coye. Au contraire.

La transparence, et l’on peut dire la même chose de la surface, est d’un accès difficile. Le texte de Le Goff sur les bouteilles consignées en témoigne, si j’ose dire, pleinement. « Je me vide de la bouteille par le goulot de l’écriture. » Et, de fait, les bouteilles consignées le sont deux fois par Le Goff, car elles le sont par écrit aussi bien.

« Toute entrée dans la bouteille fait retour sur elle-même, la bouteille étant un cul-de-sac. » Voici une description bien sage de la bouteille, qui ne tient pas compte du « culot » de Le Goff (« Il ne faut pas manquer de souffle pour écrire sur la bouteille. Il faut même avoir un certain culot. »). Oui, la bouteille fait retour sur elle-même, mais à la manière d’une bouteille de Klein, autre figure möbienne bien connue. Quoi qu’il en dise, la bouteille chez Le Goff ne relève aucunement du cul-de-sac : le langage, et lui seul, permet l’accès à la surface, bien qu’on risque d’y patiner indéfiniment.

L’impasse ouvre sur l’infini. En effet : « La bouteille est le reflet d’une idée informulable mais dont les mots se servent comme miroir. » L’originalité de la topologie verbale de Le Goff fait chanter les mots selon leur surface plutôt qu’en fonction de leur sens. Cela jubile irrésistiblement, cela chante, comme ici : « Le goulot, l’étranglement qui forme le gosier d’où surgira la voix de la bouteille, son glouglou, par le jeu de l’air et de l’eau ; glouglou spécifique à chaque bouteille qui, en quelque sorte, est son trille. »

Ce détour, la rapide involution par une bouteille consignée qui se révèle être une bouteille de Klein, est obligatoire pour se faire une idée de la transparence chez Le Goff. Celle-ci fait partie, comme chez les peintres hollandais, du dessein, de la motivation profonde de Le Goff. Je devrais ici citer l’intégralité du texte intitulé « La transparence dans ses zones obscures ». Ou bien non. Cela est fait pour disparaître : « Pour faire apparaître la transparence, il faut la supprimer (les bandes de couleurs collées sur les portes en glace pour éviter que les gens s’y cognent). » Une dialectique raffinée, mais aussi fort drôle, habite la pensée poétique de Le Goff, qui semble adepte de toutes les formes possibles mais surtout impossibles de disparitions élocutoires (illocutoires, même) : « À ne vouloir rien cacher la transparence devient d’une telle limpidité que ce qu’il y a en elle de lisible disparaît. »  

Il y a cette photographie très belle où l’on voit Le Goff, une bêche à la main. On ne saisit pas bien, lorsqu’on l’observe pour la première fois, qu’il s’agit-là d’une sorte d’officiant magique s’adonnant à une liturgie minutieuse, inventée pour l’occasion.

Cette bêche, qu’est-elle devenue ? Je l’imagine remisée pour toujours dans une idéale cabane, parmi d’autres outils aussi anonymes et superbes. Oui, cette bêche se trouve rangée au fond d’un jardin, à Ussy, ou peut-être à Cooldrinagh, avec la pioche qu’employait Samuel Beckett. Je me suis beaucoup ému du vent dans le grand cèdre de Beckett. Voici Le Vent dans les arbres de Le Goff.

Nous nous sommes dit, avec Laurent Albarracin, qu’il conviendrait de rendre hommage à Le Goff, en enterrant une bêche justement, laquelle aurait servi à creuser ledit trou. Cette figure impossible qui célébrerait la topologie rêveuse de Le Goff, nous la réaliserions bien entendu dans quelque endroit dûment choisi de la Creuse… Persuadés que nous sommes que Le Goff est de ces noyés qui parviennent à se tirer (par les cheveux ? oui mais par ceux du langage), à s’extirper, lui-même, de l’eau.

L’intranquillité de Le Goff, on la trouvait déjà chez Buster Keaton. Le vent, lui encore, faisant s’effondrer la façade d’une maison dans un passage bien connu.

La poésie de Le Goff, tout comme une cascade de Buster Keaton, est millimétrée pour tomber au plus juste, pour forcer le hasard des choses dans la règle inouïe et passablement somnambulique du génie. En logique, cela se nomme, je crois, félicité. Mais cela n’empêche pas le fond d’angoisse (celui qui achève d’effondrer les façades), cette foncière intranquillité qui tremble au plus drôle et au plus serein de l’écriture — ces opacités tapies dans la transparence, sans quoi elle n’est rien. Un rire nerveux presque nous prend, comme chez Kafka, dans ce rêve méticuleux : « Je suis comme un écureuil qui n’a pas de dents pour casser les noisettes et si par hasard j’en ouvre une, elle est vide. »

Pourtant, je ne suis pas bien sûr que la poésie de Le Goff soit frappée au coin du désespoir. Pas seulement. À la félicité logique s’adjoint une légèreté qui finit par tout emporter avec elle. Peut-être ne suis-je pas bien clair en évoquant ainsi Le Goff, en tâchant d’établir une image de la lecture que je fais de cet ouvrage capital, Le Vent dans les arbres. Me réfugiant dans l’approximation quant à ce grand livre, je puis, même, me trouver des excuses, puisque selon Le Goff : « l’aventure en écriture consiste à exprimer des choses voilées, à rendre une intuition, en cela on aura beau calibrer ses mots, le sens délivrera toujours un cocon plus ou moins vague qui enserrera son noyau dans un centre conjectural et quelque peu impalpable. L’écriture approche mais ne rejoint jamais ce qui tremble derrière l’idée ou la chose, elle n’émet que des signes de reconnaissance. »

Sur Le Goff : Le Goff et la fleur d’azalée ; Journal de neige

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