
pour Cyril
Samuel Beckett se tient sur mon palier, dans un élégant costume bleu nuit, complètement désemparé. Je ne peux que lui demander, un peu confus et très intimidé, de bien vouloir se donner la peine d’entrer. Je pense que n’importe qui à ma place aurait agi de la sorte. On ne laisse pas ainsi un grand gaillard, dans un pareil désarroi. Non qu’il fasse réellement peine à voir — Samuel Beckett a trop d’allure pour qu’on s’apitoie sur lui — mais ce type devant ma porte au petit matin, penaud et si droit dans l’obscurité, en appelle à l’hospitalité. Et puis, c’est Samuel Beckett. Je veux dire, pas le premier péquin venu.
Je ne sais depuis combien de temps il est planté là, peut-être qu’il a passé la nuit ici. Debout, devant ma porte, avec entre ses mains noueuses un drôle de sac en papier kraft. Oui, je le soupçonne d’avoir passé la nuit sur mon palier, debout dans l’obscurité. Je ne pense pas qu’il ait pris le temps d’appuyer sur l’interrupteur toutes les minutes, lorsque la lumière s’éteint, grâce à une fort bien nommée minuterie, pour faire des économies.
J’ai toujours vu une forme d’injustice là-dedans. Une minute de lumière, c’est un laps mesquin sinon cruel pour qui habite au cinquième étage de l’immeuble et qui a à descendre à pied toutes les marches, ou bien à les monter. Sans vouloir dérégler la fort bien nommée minuterie, il conviendrait simplement que les minutes de lumière soient plus ou moins longues en fonction de l’étage. Oh ! pas beaucoup plus longues, faudrait-il arguer lors d’une de ces pénibles réunions de copropriété. L’équité est à ce prix, mais elle est, comme toujours, indéfendable.
Je veux croire que Samuel Beckett a passé la nuit ainsi immobile sur mon palier. Peut-être que Samuel Beckett est capable de dormir debout, comme les chevaux. C’est pour faire des économies je suppose, que Samuel Beckett, j’imagine, est resté dans le noir, pour s’économiser lui, aussi. Si elles ne sont pas dénuées d’intérêt, ces considérations sur la minute ou non de lumière — sa durée — dans les communs de mon immeuble n’éclairent que faiblement cette histoire. Car Samuel Beckett a fait quelques pas. Le voilà dans l’entrée, non loin du porte-manteau. Il est aussi grand que le porte-manteau, plus grand même. Et bâti pareil. Il me demande s’il doit enlever ses chaussures.
Samuel Beckett, qui est un monsieur fort bien élevé, me demande s’il doit enlever ses chaussures avant d’entrer dans mon salon. Je ne vais tout de même pas exiger de lui qu’il ôte ses souliers. Samuel Beckett, qui est, on peut le dire, une des très grandes personnalités du vingtième siècle, ne va pas se balader en chaussettes dans mon salon ―
Sa question était une pure formalité. Il n’a pas pris la peine d’attendre une réponse de moi. Samuel Beckett vient d’ôter ses pompes, sans que je ne lui dise rien. Avant d’entrer dans mon salon, donc, Samuel Beckett a pris l’initiative d’enlever ses chaussures. Samuel Beckett est du genre à enlever ses godillots comme ça, en restant debout, déchaussant efficacement la chaussure droite à l’aide du pied gauche, et la gauche du dextre, non moins habilement. Des paraboots, de la robuste godasse avec de grosses coutures sur le dessus, qu’il a laissées au pied du porte-manteau.
Voici Samuel Beckett en chaussettes, devant la table, toujours porteur de son sac en kraft, debout, ne disant rien. L’air de me demander, Et maintenant ?
Et maintenant, je ne sais pas. Tout ce que je trouve à lui dire c’est quelque chose comme, Bonjour Monsieur Beckett. Je ne m’attendais pas à une claque dans le dos, ni même à un baiser avec la langue de sa part, mais lui ne dit rien en retour, se contente, après un temps, de me saluer en opinant timidement du chef.
Samuel Beckett est en chaussettes dans mon salon, il est 7 heures du matin et voici qu’il me fixe de ses yeux bleus. Ces yeux de mouette, comme il l’écrit quelque part. Un temps. Pour rompre le silence, pour essayer d’engager un peu la discussion avec Samuel Beckett, je lui demande, il est vrai assez connement, je lui demande, Mais vous n’êtes pas mort ? Il se contente de hausser les épaules en guise de réponse. Comme si ça faisait une différence.
Ce n’est pas seulement que ma question était un peu bête. Je me dis, maintenant que j’y pense, qu’elle aurait pu le vexer.
Samuel Beckett pose le paquet sur la table, et sort des poches de son veston deux verres à whiskey. Il arrache le kraft. Du Powers, il fallait s’en douter.
C’est assez mécaniquement, mais non sans cordialité, que Samuel Beckett m’invite à m’installer à la table de mon salon, et qu’il remplit les tumblers. Il est quoi ? 7 heures 10 du matin peut-être. Il faut croire que la nuit passée sur mon palier a donné soif à Samuel Beckett : il a descendu le contenu de son verre presque d’une traite. Sur quoi, il prend le parti de me fixer longuement, comme il sait faire, sans rien dire.
Peut-être qu’il convient, ce coup-ci, de ne pas rompre le silence. Cela peut être long. Mais allons-y, silence.
Samuel Beckett se ressert un verre. Soit. C’est sa bouteille. Il fait ce qu’il veut. Samuel Beckett peut faire absolument tout ce qu’il veut chez moi. Libre à lui de se siffler la bouteille de whiskey en entier, d’une traite si ça lui chante, et on dansera le fandango ensemble après. Comme il voudra.
Tout se passe comme si l’idée d’un fandango soudain l’amusait. Samuel Beckett semble se sentir ici à l’aise. Il se met à sourire, se lève, emporte son tumbler rempli à ras bord avec lui et arpente le salon. Impressionnant angle d’ouverture de ses longues jambes à chaque pas.
Samuel Beckett parcourt assez rapidement ma bibliothèque, sans y prêter réellement attention. Il est pensif, rumine quelque chose d’autre, pas du livresque. Il attrape tout de même le livre de Flann O’Brien, The Dalkey Archive, qu’il feuillète. Ça le fait franchement sourire. Je lui dis que je peux le lui prêter, s’il veut. Il me regarde, pétillant, reconnaissant. Oui, je veux bien.
Après avoir nonchalamment glissé le roman dans la poche droite de son veston, Samuel Beckett continue de tourner dans la pièce, le verre à la main, sans en renverser une goutte, pour finalement s’affaler sur le canapé, reprenant l’air morose qu’il avait sur le palier. Il prend une lampée de whiskey et pose le verre sur la table basse, le regard perdu dans le vide. Je me rapproche et m’installe dans un fauteuil. Un temps. Quelques rasades plus tard, Samuel Beckett se décide à parler un peu plus, mais toujours en termes très mesurés. Il n’est, on s’en doute, pas gaillard à s’épancher.
Samuel Beckett reprend un coup de whiskey.
Un temps.
Samuel Beckett m’explique qu’il est venu ici pour que je lui rende un service. Un temps. Quoi comme service ? Un temps. Encore un coup de whiskey. Un temps. Il a l’air terrorisé à l’idée de ce service qu’il a à me demander, ses yeux de mouette soudain s’écarquillent. Qu’est-ce que Samuel Beckett peut bien vouloir de moi ? Qu’est-ce qui peut donc faire si peur à Samuel Beckett, l’écarquiller de la sorte ? Je n’ai pas honte de le dire, ça me fout, à moi, vraiment la frousse.
Samuel Beckett descend d’une traite ce qui restait dans son verre.
Un temps.
Samuel Beckett se déplie du canapé, fait quelques grands pas d’échassier vers la table et revient vers moi, avec les deux verres et la bouteille. Je me sens obligé de vider mon verre qui était resté plein à trois quarts, et l’Irlandais de le remplir derechef.
Un temps.
Samuel Beckett me parle de Flann O’Brien, dont il admire l’humour.
Un temps.
La moitié du verre de mon étrange invité y passe.
Un temps.
À nouveau le regard de mouette, le silence. L’inquiétude, qui me glace.
Samuel Beckett me dit soudain qu’il a besoin de moi pour que je l’aide à rédiger son CV. Je descends mon verre d’une traite. Tout cela est une blague, vraiment. Je vous en prie, qu’il fait, aidez-moi à rédiger mon CV. My resume.
C’est donc sur moi que cela tombe. J’espère qu’ils ne se sont pas donné le mot. C’est un coup à ce que Kafka me demande de remplir sa déclaration d’impôts, et qu’Henri Michaux débarque au sujet, je ne sais pas moi, de factures d’eau. Sait-on jamais ce qui peut passer par la tête d’écrivains morts ?
Après avoir repris un sérieux coup de whiskey, je demande à cet homme à qui l’on a décerné le prix Nobel de Littérature, à cet écrivain qui a révolutionné la manière d’écrire tant dans le domaine du théâtre que du roman, dans quelle branche il aimerait trouver un emploi. Il hausse les épaules. Justement, il ne sait pas.
Quelque chose dans le secteur culturel ?
Un temps.
Il fait non de la tête.
Vous pourriez peut-être diriger un théâtre ?
Même jeu, et de remplir son verre à nouveau.
Enseigner alors ? Je vois passer de l’angoisse dans ses yeux. Et il me dit que non, il a déjà enseigné, à Trinity, et c’était une catastrophe. Samuel Beckett est tout bonnement effondré. J’essaie de le ragaillardir. Vous trouverez bien une université qui voudra de vous, même sans CV. Il vous suffira simplement d’aller vous y présenter. Vous êtes honoris causa à Trinity justement. Allez-y. Vous croyez ? qu’il fait, penaud.
Je me rends compte du caractère saugrenu de la situation.
Samuel Beckett reprend un coup de whiskey.
Un temps.
Samuel Beckett me parle du grand cèdre du Liban qu’il a planté dans son jardin à Ussy. C’est à moi de sourire maintenant. Votre truc, n’est-ce pas ? c’est de faire des trous. Dans la langue, ou bien dans votre jardin. Il acquiesce. Il me parle du petit étang qu’il avait creusé avec son frère, à The Shottery.
Un temps.
Oui, Frank et moi aimions à creuser, c’est vrai. Il sourit.

Samuel Becket se souvient. Il me raconte, amusé : alors qu’il était pris dans le chantier de la traduction en anglais de L’Innommable, vraiment un travail harassant, presque aussi terrible que d’écrire ce roman une première fois, il creusait des trous pour se détendre dans son jardin. Je crois que j’aurais dû être jardinier, paysagiste. Pas écrivain. Et pourtant, bon qu’à ça.
Un temps.
Je vais peut-être faire figurer cela sur mon CV : sait creuser des trous. Samuel Beckett semble un peu rasséréné. Il finit la bouteille. Merci pour cette petite discussion. Je reviendrai dès que j’aurai terminé le livre de Flann O’Brien.
Pour ma part, je crois entendre d’ici le vent dans les branches du grand cèdre que Samuel Beckett planta un jour dans son jardin.
(texte adapté d’un rêve)