Miroirs du poème
La poésie est une parole consciente d’elle-même. C’est là un truisme fort répandu qu’un poète comme Francis Ponge a exploité de manière systématique, notamment et c’est presque caricatural dans ce poème très court, ce texte plutôt, intitulé « Fable ».
Par le mot par commence donc ce texte
Dont la première ligne dit la vérité,
Mais ce tain sous l’une et l’autre
Peut-il être toléré ?
Cher lecteur déjà tu juges
Là de nos difficultés…
(APRES sept ans de malheurs
Elle brisa son miroir.)
(Proêmes, 1948)
Cela peut amuser. L’intérêt, bien sûr, réside dans le tain du miroir.
Cela me lasse.
L’écriture réflexive court le risque du formalisme, de la stérilité poétique. Au mieux, mais c’est un autre pis-aller, parviendra-t-elle à se rattraper par un excès d’opacité ou de mystère qui fera que le poème aboutira en tant que forme ardue sinon spécieuse, laquelle garantira sa littérarité.
Or, on sait gré à la poésie de n’être pas seulement grosse de son propre projet, de ne pas parler uniquement d’elle-même, par elle-même, en elle-même. Fi de sa foncière autotélie, de son verrouillage suiréférentiel, de son abstraction et de son avortement même.
Qu’elle se laisse traverser par le monde est nécessaire. Grandeur en cela d’un Vladimir Maïakovski, d’un Nazim Hikmet. Ou encore d’un José Triana. On vient de faire paraître une anthologie de ce poète cubain (Voltes du miroir/Vueltas al Espejo, Alexandra Carrasco trad., Librairie La Brèche et Pierre Mainard, coll. « Xénophilie », 2023), dont voici un poème lui aussi réflexif :
Ce pauvre sonnet dont j’ai l’intention,
Que je livre à tout vent — son aventure —
Espère un soutien de foi pour toute armure
Et le tendre dahlia de l’affection.
Ce pauvre sonnet qui a pour ambition
D’être parfait dans sa forme et sa structure
Cherche un peu de lumière, vu la clôture
Des signes dont l’architecte fait mention.
S’il te plaît, ne me dis pas que le destin
De ce pauvre sonnet que je signe et j’émarge
Pourrait me sauver peut-être de la mort.
Car les dieux me disent (eh oui, je les scrute
Dans le ciel protecteur et pourtant vaste) :
— Aime l’éternité en la minute.
Ici le sonnet ne se contente pas de se mirer, de faire le paon dans l’idéale clôture du texte. Il se présente comme pauvre (« Este pobre soneto… »), et c’est riche de cette pauvreté qu’il exprime une sorte de sagesse stoïcienne, tout en exaltant « l’éternité en la minute ». Cette manière si peu chatoyante mais au fond très humble de fixer le vertige, qui, et de même que « Fable », joue sur l’artifice éculé du déictique, est quête de lumière, non pas cligne-musette herméneutique dans ce que Ponge nomme, ailleurs, le « buisson typographique ».
Déprise de Ponge
Qu’on ne s’y trompe pas. J’admire Ponge. Mais je récuse la captation qu’il opère ou qui, à mieux dire, est opérée malgré lui, du regard poétique. Là où il excelle, c’est dans un décloisonnement du poème qui, pour être éminemment réflexif, n’en constitue pas moins une radicale ouverture. Ainsi, La Fabrique du Pré est un poème à l’échelle un. Les petites machines sémantiques que Ponge bricole par ailleurs n’ont pas cette qualité que je trouve également au Pour un Malherbe, où il est écrit : « Le grand art est de prendre le lecteur de plain-pied (sans qu’il s’en aperçoive et s’effraye), et de l’enlever aussitôt. »
Ce qui sauve donc Ponge à mes yeux, ce serait le non finito, fait assez rare chez ce poète. Car Ponge répugne à la mise en suspens de la forme — « en suspension dans la vie », pour reprendre une formule d’Artaud dans L’Ombilic des limbes. Rappelons ici les termes de la grande évidence, l’évidence qu’il coûte tant d’accepter au scoliaste de métier : ce n’est pas dans le texte que se trouve la réponse, mais dans la vie.
La Fabrique du Pré, pour peu qu’on la lise dans l’édition Skira, est idéalement mise en suspension, presque comme une boîte de Duchamp. Le Pour un Malherbe, sur lequel je vais avoir à revenir, relève quant à lui de l’essai non achevé, du journal de bord, du work in progress, du travail préalable (du « pré »), fatras où l’on trouve un peu de tout — à la fois saisie de l’œuvre par elle-même et souveraine déprise du projet.
C’est lire Ponge selon cette crête qui importe, pour se déprendre de lui, de ce qu’on a fait de lui, à savoir, un poète pour manuels scolaires. Il en va de Ponge comme de Malherbe selon Ponge : « nous ne pouvons l’abandonner aux professeurs, aux potaches et aux incapables professionnels de la critique. » Admirer Ponge, commencer d’en finir avec lui, c’est en somme risquer l’aventure du poème (comme il est dit dans le sonnet de José Triana) et envisager sereinement le « tendre dahlia de l’affection » (Triana, op. cit.).