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Lettre à Pierre Vinclair concernant La Poésie française de Singapour de Claire Tching

       La poésie française de Singapour

Cher Pierre,

C’est pour moi une très grande joie de recevoir La Poésie française de Singapour, le beau petit livre de Claire. Je trouve Claire toujours aussi talentueuse. Je suis ses travaux d’assez près depuis quelques années maintenant, notamment dans Catastrophes et il faudrait que je relise ton Bumboat, où Claire a, je crois, un rôle à jouer, mais je l’ai prêté à un ami, qui tarde souvent à me rendre mes livres. C’est une très bonne chose que les recherches de Claire, quand bien même fictionnelles, paraissent auprès d’un éditeur digne de ce nom (Æthalidès).

Je me souviens avoir croisé Claire à Paris, lors d’une soirée autour de Catastrophes (cela date, maintenant…). Elle était très timide alors, ou bien tout juste en retrait. Je l’ai revue un peu plus tard également — tu n’étais pas loin — au Marché de la poésie, place Saint-Sulpice. Elle s’était un peu ouverte quant à son écriture. Nous avions discuté (oh ! brièvement — le moins que l’on puisse dire, c’est que Claire n’est pas une bavarde), et il semblait effectivement que quelque projet se dessinait pour elle à partir de Singapour. Je dois dire que je ne comprenais pas trop où elle voulait en venir, mais voici aujourd’hui le résultat, avec cette petite plaquette. C’est bien sûr la partie visible seulement de l’iceberg rhizomatique.

Je ne sais pas quels sont, avec Claire, vos liens exacts de parenté ou d’amitié (d’amour? de  narcissisme dissocié?) mais il est indéniable qu’elle te doit beaucoup : c’est sans doute grâce à toi que ce petit livre consacré à Singapour et à sa poésie, ou plutôt à la poésie française, a pu paraître ici, en France. Ton travail de passeur est ici remarquable. Comment ne pas songer, lisant ce livre, à la galaxie ch’vavarienne (la bagatelle de 111 hétéronymes, bien assez pour qu’un Pessoa aille se rhabiller), mais aussi à tout ce que fait Laurent pour le collège de Réisophie? Pour ne rien dire du grand œuvre de Julien Boutonnier, lequel travaille sans doute selon une autre intensité — il faudra que j’y revienne.

Tu écris dans Sans adresse que traduire, c’est jouir de la muse d’un autre.

… le poème est comme une couette : il protège
le fragile giron abandonné. Traduire,
se faufiler, c’est jouir — dans la muse d’un autre. (Sans Adresse, Sonnet 42)

Quelque jouissance analogue a lieu ici. En cela que Claire enfile différentes couettes (c’est, mine de rien, tout un travail de passer une couette dans un drap, souvent je renâcle et m’y perds). Ce faisant, elle parvient, repliant habilement le vrai sur le faux et rabattant ingénument le faux sur le vrai, à ménager une sorte de ruban de Möbius. Une surface unilatère que je trouve assez élégante.

Il y a cette formule, très belle, de Frank Budgen, que j’aime à citer, au sujet de la Molly Bloom de Joyce. Il voit en elle une one-sidedly womanly woman. Une femme unilatéralement féminine. Il y a dans La Poésie française de Singapour quelque chose de cet ordre. L’enjeu n’étant pas celui, pas seulement, d’une écriture féminine, mais plutôt celui du destin du poème, de son histoire, y compris fictive, et de la création d’une communauté imaginaire. Mais je ne t’apprends rien à ce sujet.

P.-S.
J’écrivais, un peu plus haut, qu’il s’agit d’un livre consacré à Singapour et à la poésie française. Il faudrait, je crois, suspendre le nom propre « Singapour » à des guillemets, mieux, à des inverted commas, à des virgules inverties, ‘‘Singapour’’ donc, pour mieux le placer à sécher à la corde à linge d’une critique rêveuse. Soumettre cet espace à autre chose en tout cas qu’à de la critique paresseuse, et c’est au fond ce que fait Claire.

Idem, mais pour d’autres raisons, pour l’adjectif « française ». De solides chevrons, à la française, feront ici le job, je pense. Tant il est vrai que, de nos jours, tout ce qui dérive du vocable « France » prend des colorations délétères. (On est loin du phantasme de francité que l’on trouve par exemple dans le Pour un Malherbe de Ponge, encore que.)

Bien sûr, tout cela reste entre nous,

Vive amitié dans le poème.

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