
Je garde un souvenir ému de Deleuze parlant des monades de Leibniz, à Saint-Denis. Il portait un pull de couleur canari.
Bien sûr, j’étais trop jeune pour assister aux cours de Deleuze, trop jeune encore pour les apprécier, tels que rediffusés sur la RAI. Car les cours de Deleuze étaient, naguère, retransmis en Italie par la RAI. Que de chemin parcouru, depuis, sur la voie de l’affaissement culturel-médiatique dans ce pays ! En France, nous savons quant à nous rester dignes, en cela que l’Arcom vient d’accorder à un philosophe aussi incontestable que Raphaël Enthoven une fréquence TNT pour sa chaîne de télévision. Nous avons toujours eu à cœur de maintenir une ligne idéologique claire et irréprochable dans nos médias.
S’il est vrai que la télévision fabrique de l’oubli (Godard), que fabrique internet ? Une mémoire démentielle, selon Simon Reynolds. Et c’est à la faveur de cette démence pure et parfaite que j’ai découvert Leibniz selon Deleuze, Deleuze dans son effroyable pull canari sur YouTube, via un EeePC Asus (lequel manquait cruellement de mémoire). J’ai un souvenir très vif également de L’Abécédaire, ma première véritable rencontre avec Deleuze, là encore visionné sur un écran d’ordinateur. Deleuze, le corps de Deleuze n’est pour moi que du pixel. Sa voix, une réalité compressée, de l’ordre du sample.
Mes souvenirs de Deleuze n’ont pas, en somme, l’authenticité de ceux des personnes ayant pu assister aux cours de Deleuze. Ont-ils, s’ils en ont, moins de valeur ?
Quand il est question de Vincennes ou de Saint-Denis, on parle d’une expérience quasi chamanique, avec un trémolo un peu ridicule dans la voix, appuyé par la nostalgie de ces temps d’alors, forcement meilleurs que les nôtres. Le philosophe qui répugnait aux cours en amphithéâtre construisait son plan d’immanence dans un bâtiment pré-fabriqué (tout cela n’avait la durabilité que du rêve), et l’on a exalté la geste anti-œdipienne à grands coups de lignes de fuite, de devenirs, de déterritorialisations, de littérature mineure, de machines désirantes, de rhizomes. L’authenticité n’abrite pas de la bêtise. Les vétérans des grandes guerres sont souvent de sombres cons.
Mon expérience du pull canari, il est vrai un peu bête — c’était l’époque de mon déniaisement, et pas seulement philosophique —, ne se présentait pas, elle, comme un moment de communion religieuse. Le pull canari rendait le gourou improbable. La voix de Deleuze émergeait alors d’autant mieux pour moi.
La prévision bien connue de Foucault s’est peut-être réalisée. Le siècle est désormais deleuzien. On dispose en effet d’un vaste corpus des cours de Deleuze, transcriptions et enregistrements, notamment grâce à Richard Pinhas. Plus récemment, beaucoup de cours ont été déposés sur Gallica. Des centaines d’heures d’enregistrements de la voix de Deleuze sont donc aujourd’hui disponibles. C’est sans doute une très bonne chose.
David Lapoujade, dans sa présentation de Sur la Peinture, remarque que « les cours ont très souvent été le laboratoire des livres à venir, mais dont le matériau est présenté sous une autre forme, selon un autre rythme, avec une autre clarté que celle des livres. […] En ce sens, les cours ne redoublent pas les livres, mais les déploient autrement. » C’est très juste. Les enregistrements sont autre chose que les livres. Et les livres que l’on tire des enregistrements sont, à leur tour, bien autre chose.

J’écoute le cours sur la peinture, donné de mars à juin 1981. J’ai sur les genoux le volume Sur la Peinture paru chez Minuit. Ce n’est pas un livre de messe, ni d’un office religieux dont il s’agit. Cela ne fonctionne pas. Objets très hétérogènes. Écoute et lecture de Deleuze sont deux pratiques différentes. Soit je me branche sur l’audio, soit je choisis de me faufiler dans le texte. Disjonction pure et simple.
Non que cette transcription soit mauvaise, bien au contraire : elle est fidèle sans être servile. Elle se charge de lisser les aspérités de l’oral. Lorsque, par exemple, Deleuze part sur une phrase ou une proposition puis l’abandonne pour la reprendre. Tout cela disparaît à l’écrit, et c’est tant mieux. Ce d’autant que pour ce qui est des cours sur la peinture, on dispose de leur intégralité (ou très peu s’en faut) sous forme enregistrée.
Les enregistrements témoignent du débit de la parole, du rythme de la pensée. Les pauses y sont très belles, ponctuées de diverses interjections — les « bon », les « hein » qui participent du charme de cette voix. Ou encore l’intonation descendante, qui souvent se termine par une sorte de râle et marque ces moments où quelque chose s’énonce de manière un peu définitive. Il faut écouter Deleuze prendre des accents presque plaintifs, au début de la sixième séance (19 mai 1981) : « Je suis dans une situation compliquée parce que je viens, dans l’entrain, de faire des schémas très élémentaires de couleurs ; en fait, ça devance ce que j’ai à dire, mais je le dis que la prochaine fois, je n’aurai pas le courage de refaire mes schémas. Vous me suivez ? »
Le professeur a tracé quelques schémas au tableau, mais trop tôt quant au besoin effectif de ces schémas pour le déroulement de son exposé. Expérience classique de disjonction entre codes oral et visuel. N’importe quel enseignant a pu en faire l’expérience. Aujourd’hui, on appelle cela un problème de gestion du tableau. Inquiétante facilité avec laquelle les éléments de langage issus du management ont percolé dans le discours de l’enseignant quant a sa pratique.
Il est écrit sur Gallica que l’enseignement de Deleuze est tributaire d’un « art de la pédagogie poussé à son extrême ». Je ne saisis pas trop ce que cela peut vouloir dire. Ce qui retient néanmoins mon attention, dans « l’art de la pédagogie » deleuzien, c’est le souci précisément pédagogique qui consiste par exemple à demander « vous me suivez ? ». L’enseignement n’est pas de l’ordre de la discussion, terme honni par Deleuze (« les discussions, c’est toujours de la merde » (cours du 7 avril, voir aussi Dialogues sur ce point)). Mais Deleuze n’en a pas moins confiance en les vertus de la parole. Ainsi, l’image doit idéalement disparaître dans le discours sur la peinture. « Ce que je ne veux pas, c’est vous montrer des reproductions parce qu’alors on n’a même plus envie de parler. » (31 mars); « J’ai honte de vous montrer des images, ça devrait être un cours sans images. » (7 avril).
On peut être dérouté, dans le cours sur la peinture, par telle digression sur l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau (5 mai), et il arrive que Deleuze procède par foudroiements. Les formules-choc abondent. Voici, le 7 avril : « mais les peintres, c’est des athées farouches qui hantent le christianisme ». Le 28 avril : « D’une certaine manière, c’est très facile de faire un abîme, très facile de faire un chaos. D’où l’expression : un abîme ordonné. » L’éclair semble quelquefois tomber n’importe quand et n’importe où. Cela peut agacer ou charmer. Deleuze emprunte à Francis Bacon la notion de diagramme (31 mars), et il n’aura de cesse, dans ce cours sur la peinture, d’y revenir, d’élaborer cette notion (« On ne sait pas ce que c’est un diagramme, ça ne nous avance pas. » (28 avril)), d’en envisager de possibles extensions : « il y a un accord ans toutes les directions, pour dire en effet que le diagramme — qu’on avait défini en première approximation comme un chaos-germe — est bien une espèce d’inconscient du peintre. Ça, d’accord. Vous voyez, il y a plein de prolongements, c’est parfait. » (5 mai). En d’autres termes, il s’agit également d’un frayage des notions, de reprise des termes, du tracé empirique des concepts qui seront rassemblés dans les livres. Ici, dans Logique de la sensation.
Un papier à grain fin a donc été appliqué à la voix de Deleuze. Le résultat imprimé garde encore une certaine rugosité. Tout autre a été le travail de William Marx pour l’établissement des cours de Valéry au Collège de France. C’était, là, du gros œuvre, à partir d’une archive plus hétérogène. De toute manière, la voix de Valéry n’est pas celle de Deleuze.
La voix de Deleuze a une puissance heuristique inégalable, une théâtralité comparable à celle de Lacan. Bien que Deleuze et Lacan tirent leurs effets de sens de traditions différentes. Lacan profère debout, Deleuze vaticine assis. Verticalité ex cathedra agrémentée de ahanements et de pitreries clownesques, contre velléité d’immanence et souci d’exposition des concepts. C’est le prêtre (séminaire oblige) contre le professeur (« Vous me suivez ? »).
Ces voix semblables mais différentes me sont déterminantes pour ce qui est de saisir la pensée dont elles sont la manifestation. Ayant dans l’oreille Télévision, j’aborde tel texte des Écrits avec à l’esprit « la voix de son maître ». Je parviens ou crois parvenir ainsi à une scansion plus concrète de l’écriture lacanienne. L’herméneutique du texte difficile est ici conduite par la parole. La voix comme une ligne tracée pour soutenir l’écriture, la voix comme un guide-âne glissé sous l’écrit.
Mais le caractère excessif de la parole de Lacan — qui cautionne par avance les joyeux emballements d’un Žižek — n’entre pas en rapport avec le phrasé de Deleuze. Lorsque la voix de Deleuze hésite, tâtonne dans sa saisie, par exemple du diagramme en peinture (saisie d’un objet qu’elle est en train de façonner), elle témoigne incontestablement d’un processus de création, d’un empirisme qui, s’il était religieusement transcrit, se changerait en méandres incoercibles, en glabiboulga.
Lisant Sur la Peinture, on constate que l’oralité reste un vecteur de cet enthousiasme d’ordre divin (ἐνθουσιασμός), selon une formulation philosophique qui relève presque du stéréotype, du prêt-à-penser. Or, le gai savoir deleuzien vise à ruiner la doxa. La philosophie n’est même peut-être que cela : un intense travail paradoxal — du paradoxe, avec le paradoxe, au sein du paradoxe et contre la doxa (l’opinion courante, le cliché). Lors de la deuxième séance du cours sur la peinture, Deleuze met en garde contre le cliché : « Comment le peintre va-t-il échapper aux clichés, tant aux clichés qui viennent du dehors et qui s’imposent déjà sur la toile, qu’aux clichés qui viennent de lui ? Ça va être la lutte avec l’ombre, puisque ces clichés n’existent pas objectivement. Encore une fois, on croit à la surface blanche, et pourtant ils sont là. En tout cas, pour le peintre, ils sont là. Tous ont eu ce drame : comment échapper aux clichés, même un cliché qui ne serait rien qu’à eux ? C’est une lutte effarante. » (cours du 7 avril 1981).
Le paradoxe lié à la voix de Deleuze est contenu dans l’usage qu’il fait de la locution « à la lettre ». Celle-ci revient souvent dans les cours, dans les enregistrements. La parole est, à la lettre, poreuse à l’écrit. Et la transcription que propose Lapoujade, si elle lisse certaines aspérités, maintient la porosité de la parole deleuzienne.
Lire et écouter Deleuze, ce n’est pas la même chose, encore que ces pratiques ne soient pas antithétiques. La parole de Deleuze opère à mon sens une synthèse disjonctive (conception très deleuzienne) entre l’oral et l’écrit. J’entends Deleuze lorsque je le lis, et le paradoxe de cette lecture par l’oreille est pour moi nécessaire à la compréhension de ses textes.