
C’est une drôle de photographie. On ne sait pas qui est au centre de l’attention vraiment. Est-ce Paul Valéry, ou bien James Joyce ?
La présence de Jules Romains et d’André Chamson est assez inexplicable (ce sont les amis d’Adrienne Monnier). Celle de Valéry, qui semble présider, l’est sans doute presque autant. Il y a, et pas que sur la photographie, comme un abîme entre Joyce et lui.
Tout comme certaines absences surprennent : celles de Valery Larbaud, d’Auguste Morel, de Stuart Gilbert également, qui furent les traducteurs du roman de Joyce. La photo a été prise à l’occasion du Déjeuner Ulysse, le 27 juin 1929, pour célébrer, donc, la parution en français de l’impossible bouquin, à l’enseigne de la Maison des Amis des Livres, au 7, rue de l’Odéon, par les bons soins d’Adrienne Monnier.
Un 27 juin. Le Bloom’s day, avec un peu de retard. Cela se passe à l’hôtel Léopold, établissement choisi expressément pour faire signe à Leopold Bloom. Tout le monde est fâché autour de la traduction d’Ulysse. Dans le journal qu’il tient, Larbaud traite Adrienne Monnier de « grosse vache ». À la gauche de Joyce, Léon-Paul Fargue est là tout de même, qui a participé à la traduction de 1929.
Joyce porte beau sur le cliché qui immortalise le fameux déjeuner. Il a autant d’allure que sur telle photo que Berenice Abbott prit de lui, en 1926.

On peut voir Philippe Soupault, Nora Joyce, et à côté d’elle, Édouard Dujardin (inventeur du monologue intérieur selon Joyce), Valéry, Joyce himself, Thomas MacGreevy dans le sillage de qui Samuel Beckett rencontra Joyce. Au-dessus de Joyce, les deux bienfaitrices, Sylvia Beach et Adrienne Monnier. Joyce, sans les femmes, n’aurait jamais rien accompli. Qu’on se le dise.
Pour que tout ce beau monde se rende à la fête, Madame Monnier et Miss Beach ont affrété un bus depuis Paris pour Les Vaux-de-Cernay, non loin de Versailles, dans la vallée de la Chevreuse.
Au menu : le pâté Léopold, les quenelles de veau Toulouse, le poulet de Bresse rôti, les pommes nouvelles au beurre, la salade de laitue mimosa, le plateau de fromages variés, la tarte aux fraises du jardin. Et puis, surtout, les boissons : vins blanc, rosé ou rouge, Passe-tout-grains de Nuits, Moulin-à-vent. Suivi, il va de soi, d’un choix de liqueurs.
Fargue vient d’entonner quelques chansons pour mettre de l’ambiance. Nino Frank, l’ami de Joyce dont c’est aujourd’hui l’anniversaire (il est né en 1904), MacGreevy, Beckett et Soupault commencent à s’agiter, à danser. Joyce les rejoint, devant un Valéry médusé.
Je suppose que Joyce esquisse quelques pas de sa fameuse danse de l’araignée. Cela ne peut pas être autrement. Joyce porte ses tennis blanches et danse la danse de l’araignée. Joyce n’a pas voulu faire de discours, mais il se prend au jeu de la danse de l’araignée.
Le plus grand écrivain du vingtième siècle porte des tennis blanches, oui.
On rappelle les fêtards à l’ordre pour une photo de groupe. On en profite pour signer le menu.
Il y a aussi, sur la photo, au fond, à gauche, Lucia Joyce. La fille du grand James Joyce est très élégante, comme toujours, avec son chapeau à la mode. Elle bigle un peu ailleurs. À quoi pense-t-elle ? Peut-être a-t-elle la migraine, ou alors mal au ventre et on l’a traînée là. MacGreevy, à côté d’elle, est ivre, il parle fort.
Et Sam ? Où est Sam ?
Peut-être que les mots du Wake viennent cogner contre les tempes de Lucia. Ou alors non. On ne sait pas.
On n’a jamais bien fait attention à Lucia. Surtout pas sur cette photographie de groupe, qui est là pour mettre le père à l’honneur.
« … my cold mad father, my cold mad feary father… »
Ce n’est pas Lucia que l’on entend là, mais Anna Livia, la fille-fleuve, la fifille à son papa, Babbo du reste, est presque aussi fou qu’elle. « Qui sait? lorsque j’aurai fini de composer mon livre, elle guérira… »
Lucia, la fille-lumière. La sainte préférée de Dante. Protectrice des yeux.
Lucia, « the dotter of his eyes » comme il est écrit dans ce livre complètement fou, Finnegans Wake, ce « Work in Progress » qui occupe tant Joyce en ce moment. Dotter, on comprendra cela comme on veut. C’est un peu le docteur (doctor), la fille aussi (daughter), ou l’imbécile qui radote (dottard), ou bien est-ce de l’ordre de la dot, du don, de ce que l’on hérite ? Il se dit que la syphilis n’était pas chose rare dans les bordels de Dublin, au début du siècle, et la démence précoce de la fille donc… Schizophrénie hébéphrénique, disait-on alors.
Au retour, Joyce demandera à plusieurs reprises que l’on s’arrête pour que Beckett puisse descendre du bus aller boire un verre. Valéry sera rouge de honte, Adrienne Monnier également.
Joyce se souviendra de ce retour en bus avec Valéry et altra. Beckett fut alors « abandonné sans gloire par le véhicule dans un de ces palais temporaires inséparablement associés à la mémoire de l’empereur Vespasien ».
Beckett ironisera, plus tard, en disant à son biographe James Knowlson qui lui demanda où il se trouvait sur la photo de groupe. « Sans doute quelque part sous la table. »
Il aurait fait n’importe quoi pour elle. Ils traversèrent ensemble tout Paris, en 1921, pour qu’elle rencontre Chaplin. Ils le retrouveront devant un théâtre de Guignol. Cela ne s’invente pas. Lucia sans doute a-t-elle regardé défiler le paysage sans rien dire à travers la vitre du bus. Maman, de guerre lasse, ne dit plus rien. Elle a hâte que l’on rentre. Babbo est comme ça. Il porte des tennis blanches et danse l’araignée. Il fait arrêter le bus juste parce que ça lui chante. Et Sam est davantage intéressé par les livres de Babbo que par elle, the dotter of his eyes. Ce Monsieur Valéry qui est poète a eu un petit mot gentil pour elle tout à l’heure, et il ressemble un peu à Chaplin justement.
Oui, Babbo aurait fait n’importe quoi pour elle. Il faisait précisément toujours n’importe quoi. Pauvre vieux fou. « Yes. Carry me along, taddy, like you done through the toy fair. » Oui, P’pa, emporte-moi avec toi, comme tu l’fis à la foires aux jouets.