
Drôle de bouquin que Contre Sainte-Beuve, dont on se contente d’ânonner les désormais sempiternelles banalités au sujet du moi créateur qui s’oppose au moi social (ce sont devenu des évidences du fait de la Recherche même). L’ouvrage, tel qu’il a été livré par Bernard de Fallois en 1954, se présente comme un dossier hétérogène mais tout entier tendu vers la Recherche.
Le roman n’est plus à venir; on est ému qu’il soit déjà virtuellement là, de la madeleine qui était au départ une biscotte, etc. La préparation du roman, ce genre de chose. Car on évalue nécessairement Contre Sainte-Beuve à l’aune de la Recherche. Depuis cet idéal surplomb, ce vantage point, ce lieu profitable d’observation. On refait le chemin en sens inverse, sereinement, presque en sifflotant, sûr en tout cas de l’incontestable génie dont l’œuvre est le produit.
On remonte aux avant-textes. On y va les yeux fermés. Or, c’est, plutôt, à la manière d’un somnambule trébuchant dans un chantier abandonné que l’on lira Contre Sainte-Beuve, pour peu qu’on lise sérieusement.
Herméneutique d’autant plus malaisée que nous en savons davantage sur la Recherche que Proust en 1908. Nous avons, nous, lu la Recherche, et sommes forts d’une éminente proustologie plus que centenaire, contrairement à Proust en 1908, retour quant à lui de Cabourg à bout de nerfs et pas sûr de finir l’année (il exagère et aime qu’on le plaigne). Nous ne lisons pas Contre Sainte-Beuve par dessus l’épaule de Proust, à la manière de Sainte-Beuve, mais à travers la Recherche, alors encore à venir mais déjà là (réelle sans être actuelle), nous lisons Contre Sainte-Beuve depuis la Recherche. Nous adoptons une démarche qui s’oppose tant dans sa nature que dans son orientation — dans son telos — à celle de Proust. Nous lisons ; Proust, lui, écrit. Mais il est lui-même un lecteur, y compris de lui-même lorsqu’il a fait œuvre de critique, quand il parle de tel article de lui publié dans Le Figaro, qu’il imagine la manière dont ses dix mille lecteurs vont le découvrir.
Surtout, l’auteur de Contre Sainte-Beuve est un lecteur vigoureux, bien décidé à « secouer sa paresse ». On n’a pas assez souligné le caractère tonique de cette prose qu’il dirige contre l’auteur des Lundis : « cette espèce d’hystérie de langage qui, par moments, lui faisait un irrésistible plaisir à parler comme un bourgeois qui ne sait pas écrire. » Je trouve la méchanceté de Proust aussi drôle que sa drôlerie, mais l’une ne va pas sans l’autre. Une cruauté certaine taraude cette drôlerie, c’est la rançon de l’hypersensibilité. Voici d’ailleurs ce que dit Proust de Baudelaire dans Contre Sainte-Beuve : « … cruel, il l’est dans sa poésie, cruel avec infiniment de sensibilité, d’autant plus étonnant que dans sa dureté que les souffrances qu’il raille, qu’il présente avec cette impassibilité, on sent qu’il les a ressenties jusqu’au fond de ses nerfs. »
Contre Sainte-Beuve touche à la prose libre, et peut-être que l’ouvrage constitue, lui-même, un bel exemple de prose libre. La liberté n’est alors pas de l’ordre du rythme ou du mètre (non pas la prose comme s’opposant au vers), ni même du style, mais plutôt un effet lié au genre de ce livre, genre que l’on peine à définir avec exactitude.
Contre Sainte-Beuve ? Un essai, mettons, et dans tous les sens du terme. Restons vague. Non par mesure de prudence méthodologique, mais parce qu’on ne peut agir autrement avec ce drôle de livre ni fait ni à faire, tant travail préparatoire que méditation théorique, qui attend sa transformation, comme au rugby. Qui, surtout, n’a pas été abouti par Proust, ou alors sous la forme d’un idéal naufrage où l’on aurait tenté de jeter l’intelligence, et elle en premier, par-dessus bord.
Première phrase de la préface : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. » Et cela, déjà, annonce une réflexion sur le poème, une véritable poétique du roman. Toujours dans la préface : « … les vérités de l’intelligence, si elles sont moins précieuses que ces secrets du sentiment dont je parlais tout à l’heure [la biscotte !], ont aussi leur intérêt. Un écrivain n’est pas qu’un poète. Même les plus grands de notre siècle, dans notre monde imparfait où les chefs-d’œuvre de l’art ne sont que les épaves naufragées de grandes intelligences, ont relié d’une trame d’intelligence les joyaux de sentiment où ils n’apparaissent que çà et là. »
Un écrivain n’est pas qu’un poète. Entendre par là que l’écriture n’est pas affaire seulement de sentiments, d’impressions. « Poète » s’entend au sens large ici. L’intelligence se tresse au poème. Celui-ci vient sertir celle-là, laquelle le trame. C’est ainsi que ça tient.
Mais ça quoi ? et ça tient comment, et à quoi ? On ne sait pas bien. Seulement, on en a la preuve par l’exemple, et cela se nomme la Recherche. Oui, Contre Sainte-Beuve, au fond, on peut s’en passer, puisque nous avons le grand roman de Proust.
On dirait un tissu conjonctif. Il y a quasi indistinction. C’est plutôt au sens technique du sertissage, ou encore de l’épissure que ça travaille. Un ajointement, sans soudure. Ce n’est pas de la Dichtung, pas de la poésie (un peu comme Heidegger disait ne pas faire de la philosophie, mais plutôt de la pensée). On ne sait pas ce que c’est mais on a une petite idée de ce que ce n’est pas. Cela opère in absentia. Appelons cela de la prose libre.
Dans cet essai, dans ce naufrage conscient qui s’intitule Contre Sainte-Beuve, le roman se trame, selon une poétique qui est en train de se découvrir, que Proust lui-même est en train de découvrir et de nous révéler. Non pas Comment j’ai écrit mon roman ou comment je compte le faire, mais plutôt comment ça se passe.
Mais ça quoi? La question est embarrassante.
Dans Contre Sainte-Beuve, Proust signale des passages — des zones d’échange — entre prose et poésie chez Nerval et Baudelaire. Balzac n’est pas lui non plus en reste. (Voir le livre de Céline Duverne, sur la poéticité de Balzac.) Ces pages de Proust sont très belles, particulièrement celles sur Nerval. Elles me semblent remettre en jeu le nouage de l’art et de l’intelligence, cette épissure subtile. Ou, si l’on préfère, la dialectique entre pratique poétique et théorie littéraire, qui fait du Contre Sainte-Beuve, dans son échouage même, dans son naufrage, un monument de prose libre.
Proust donne à ressentir l’ambiance particulière de la prose de Nerval : « la couleur de rêve de Sylvie « , son « atmosphère bleuâtre et pourprée ». La sensibilité poétique préside incontestablement au geste critique. Lorsqu’il évoque Baudelaire ou Musset, c’est de la rémanence du vers dans la prose dont il est question. Ce rapport in absentia (Mallarmé et sa « disparition élocutoire » du poète n’est pas loin) dont je parlais lors du dixième fragment sur la prose libre : « Un poète qui écrit en prose (excepté naturellement quand il y fait de la poésie comme Baudelaire dans ses Petits poèmes et Musset dans son théâtre), Musset, quand il écrit ses Contes, ses essais de critique, ses discours d’Académie, c’est quelqu’un qui a laissé de côté son génie, qui a cessé de tirer de lui les formes qu’il prend dans un monde surnaturel et exclusivement personnel à lui et qui pourtant s’en ressouvient et nous en fait ressouvenir. Par moments à un développement, nous pensons à des vers célèbres, invisibles, absents, mais dont la forme vague, indécise, semble transparente derrière des propos que pourrait cependant tenir tout le monde et leur donne une sorte de grâce et de majesté, d’émouvante allusion. Le poète a déjà fui, mais derrière les nuages on aperçoit son reflet encore. »
C’est tout pour aujourd’hui.