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Un grand fauve s’est levé sur Strasbourg

Hier, dimanche, 27 avril à 19 heures, le cinéma du Cosmos a proposé une séance du Guépard dans une version restaurée. J’ai eu l’honneur et le plaisir de présenter le film en compagnie de Fiona Hosti. Quelques mots avant le film, puis, plus longuement, de manière aussi libre que riche, avec les quelques spectateurs encore vaillants après les trois heures et six minutes du chef-d’œuvre.

C’était, à la fin du film, après le départ de Don Fabrizio, une atmosphère de matin du monde. Nous étions comme engourdis par la luxuriance des images. Je crois que, tout comme Angelica, nous aurions aimé que cela dure à jamais.

Angelica évoque alors le bal chez les Ponteleone. Cette scène pour le moins mythique dure déjà depuis une bonne demie heure, et elle dit : Io vorrei che questo ballo non finisse mai. Précisément, Tancredi, Angelica et le Guépard n’ont pas encore fini de danser pour quelques spectateurs strasbourgeois.

Pas plus tôt que ce matin, 7 heures, et toute la matinée durant, des amis présents dans la salle m’ont, tour à tour, parlé de cette espèce de curieux somnambulisme dans lequel nous étions alors plongés, duquel nous rechignons à nous extirper.

La vraie vie est absente. C’est entendu. Mais qu’on nous laisse au moins le bénéfice de ce rêve lucide, et, oserais-je? nunc et in hora mortis nostrae. Amen.

Godard disait un jour que la télévision fabrique de l’oubli là où le cinéma crée du souvenir. C’est très vrai lorsqu’on envisage Le Guépard que je n’avais, pour ma part, jamais vu dans de telles conditions.

Je ne suis pas ce que l’on peut nommer un cinéphile. Mais quand il est question d’Il Gattopardo, je fais une exception notable. J’enfile, même, une cravate. Façon don Calogero Sedàra, oui, oui. La grande salle du Cosmos, en tout cas, une des plus anciennes d’Europe, a d’ailleurs été le lieu idéal pour le visionnage du film monumental.

Pour la plus mauvaise raison qui soit (pour bien m’assurer que Visconti l’emporte sur la grotesque contrefaçon que propose Netflix en six épisodes pénibles), j’avais revu, tout dernièrement, Le Guépard chez moi, au vidéo-projecteur. Très belle image. Au point qu’on est en bon droit de se demander si ce n’est pas le film qui a accouché du roman, même en format DVD.

Ce serait méconnaître le prince sicilien. Car, toute de traverses et de diagonales, la fidélité de Visconti au roman de Lampedusa est telle que l’on peut aisément remonter la piste d’un art romanesque pour le moins surprenant. Sans pour autant que le film soit du simple cinéma à vocation littéraire, de l’ordre de ces formes pontifiantes prétentieuses fabriquées à l’usage d’exégètes aussi peu inspirés qu’engageants. Tout au contraire.

La salle en effet a beaucoup ri aux pudeurs de gazelle de Padre Pirrone, de don Calogero et de son absence de manières, au spectacle de Don Fabrizio s’emportant contre Stella, ou faisant preuve de la plus remarquable des casuistiques avec le sus-mentionné jésuite de la maison Salina. On rit moins à la lecture du roman, ou d’un autre rire, plus amer, davantage dans l’understatement. Non que ce soit plus raffiné. Seulement, la polarité est différente : le rire de Lampedusa me semble quelquefois en avance sur la mort.

Il y a aussi le rire d’Angelica. Rire profond, dur, étrange. Surtout dans le film. Pour autant, le film de Visconti est, par sa durée même, entraîné dans un élan vital, une forme incontestable de vitalisme.

Il Gattopardo est monumental, au sens précisément où cette œuvre, film sans doute autant que livre, crée de la mémoire. Nous sommes irrémédiablement pris en mémoire du Guépard, emmémorés vivants dans ce monument.

Il était de tradition en Europe centrale d’emmurer de jeunes vierges dans les arches des ponts. Ceci pour assurer le maintien de l’édifice. Pratique cruelle, mais sans doute que la monumentalisation dans le domaine culturel exige une forme de sacrifice, qui permet que l’on soit décillé ou aveuglé par une grâce incontestable.

Ainsi en va-t-il en tout cas des spectateurs du Guépard, envoûtés par le film, irrémédiablement cimentés dans le monument. Nous faisons partie du film, nous avons couru, tous et toutes, en enfants attardés et un peu vicieux, avec Tancredi et Angelica dans le « centre d’irradiation des inquiétudes charnelles du palais ». Et nous avons bien ri aux sales blagues de Tancredi, dont on dit qu’elles pourraient très bien faire un roman.

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