
Je tiens le conte de Jorge Luis Borges intitulé « L’autre » (dans Le Livre de sable) pour l’un de ses plus amusants. Borges, assis sur un banc à Boston (Cambridge), en 1969, converse avec un personnage n’ayant pas même vingt ans, qui prétend n’être autre que Borges en 1918, installé sur un banc à Genève. Ceci, raconté en 1972.
Ayant relu « L’autre » hier soir, je me suis endormi avec en tête une possible réécriture de ce récit. J’envisageais de raconter une histoire sur ce modèle, calquant aussi fidèlement que possible la trame de « L’autre ».
On commence par se dire : change les noms, et vois où cela te mène. Pas bien loin. On se rend vite compte combien le principe de fidélité doit être ici réinventé.
Premier obstacle : je ne suis pas Borges. Je n’ai pas l’assurance de son nom. Je ne pourrais pas écrire : « En ce cas, lui dis-je résolument, vous vous appelez Jorge Luis Borges. Moi aussi je suis Jorge Luis Borges. » La fonction-auteur, le nom de Borges, joue ici un rôle crucial. Avec mes nom et prénom, cela n’aurait que peu de sens. Borges rejoue ici son œuvre, déployant sa fiction-auteur. Borges, faisant paraître « L’autre », peut à bon droit être borgésien : il est déjà universellement reconnu pour Fictions et L’Aleph, ouvrages qui invitent bien largement à la mise en abyme de l’auteur, à sa mise en fiction.
L’homonymie pourtant me poursuit, dans nombre de domaines. J’ai notamment un homonyme qui publie des romans. Seulement, il a deux « t » au lieu d’un dans son prénom. Souvent on me demande si je ne suis pas lui. Je ne sais pas s’il arrive qu’on lui demande, à lui, s’il est moi. S’il apprécie Malcolm Lowry, s’il aime la bière sarde, s’il a déjà emprunté le bac à treille ou s’il s’est déjà laissé dériver la nuit dans le Rhin à Bâle. Il a fait paraître Gérôme et Jérôme, lequel joue sur les doubles et l’homonymie partielle (à une lettre près). Je n’ai pas lu ce roman de Matthieu Jung, duquel j’ai l’impression d’incarner un personnage. Passons.
Je songeais à reprendre « L’autre » : moi-même conversant avec mon moi plus jeune, ou plus âgé. L’un des deux rêvant à l’évidence cette rencontre.
Borges prend le parti que le rêveur soit le Borges de 1918. C’est, on s’en doute, la meilleure solution : l’irréversibilité du temps qui va et, plus encore, l’incertitude inhérente au futur expliquent ce choix. S’il s’était agi de Borges âgé rêvant de Borges jeune, l’histoire serait tombée à plat.
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J’ai pensé au banc (aux bancs, plutôt) où cette rencontre aurait pu se faire. L’histoire prenait forme, une forme assez identique à celle de Borges, tout en déformant le récit de Borges. Au point de faire réellement un autre « L’autre ».
Les protagonistes du conte de Borges ont plus de cinquante ans d’écart. La cécité joue un rôle dans l’histoire également, ne serait-ce que pour la belle image où il est dit que perdre progressivement la vue ressemble à une « lente soirée d’été ». Ces deux éléments me poussent donc à faire mon « L’autre » de manière différente. Autrement, en sorte de rester fidèle à « L’autre ».
Il faudrait que j’attende d’avoir l’âge de Borges pour écrire mon « L’autre ». Cela augmenterait assez nettement mes chances de réussite. La cécité, je préférerais m’en passer. Je ferai « L’autre » sans être réduit à « ne voir que du jaune, des ombres et des lumières ». Ma fiction-auteur s’illuminera, je l’espère, d’autres images.
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Peut-être que m’emparer, textuellement, de « L’autre » pourrait servir d’amorce. Ainsi, j’envisageais de commencer mon « L’autre » par une phrase tirée de l’original de Borges :
Nous n’avons pas changé, pensai-je. Toujours les références livresques.
Je tenais mon ouverture. Au sens échiquéen. Autant dire que les ennuis commençaient.
Il me plaisait d’ouvrir la partie avec une phrase tirée du récit que je comptais reprendre.
Cela me rassurait, à la manière d’une longe, qui me permettait de longer le conte de Borges, d’en apprécier un peu mieux le contour.
Oui, écrire à côté, le long de, sans chercher à prolonger. Au risque de donner dans l’exercice d’atelier d’écriture. On en est vite là, face à Borges.
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« L’autre » ne colle décidément pas avec moi-même, sauf à me lancer dans un travail introspectif, qui se solderait, me connaissant, par des ahanements et autant de renâclements.
On me dit, souvent, Mais parle un peu de toi ! C’est vrai quoi, nous ce qu’on aimerait c’est que tu nous parles de tes baignades en Suisse, que tu te baignes dans les expériences du quotidien même. Succombe à la vraie fiction du moi !
À quoi je réponds : « je est un pronom sans conséquence », pour reprendre la belle formule de Lambert Schlechter. Le pronom « je », en ce qui me concerne, il m’arrive de l’utiliser, mais sans chercher explicitement à l’explorer.
Je ne comprends pas bien cette démarche. Mon cœur mis à nul, comme on sait si bien faire aujourd’hui. Les confidences, sous couvert d’authenticité, d’objectivité, que sais-je ? sont souvent oiseuses. Les miennes en tout cas. Comme celle-ci par exemple.
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Je finirais, si je devais trop systématiquement faire retour sur moi, je suis lucide, aussi désemparé que Krapp dans La Dernière bande : « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là. » On ne fait jamais que détour sur soi.
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Hier soir, commençant de m’endormir, j’espérais sérieusement que Borges viendrait en rêve à mon secours. Eh ! bien, non.
Je continue de considérer « L’autre », mon « L’autre ». Raconter ma rencontre avec Borges, sur un banc ? Non. Ce ne serait pas une réécriture mais une simple duplication. Et puis, si Borges s’est refusé à me visiter cette nuit en rêve, ce n’est sans doute pas pour m’attendre sur un banc à Strasbourg.
J’ai rouvert un fichier ancien, où je raconte la rencontre de Raymond Roussel avec d’autres personnalités, littéraires ou autres, y compris lui-même. Et la piste de Raymond Roussel adulte rencontrant Raymond Roussel enfant me semble toujours amusante, encore qu’elle m’éloigne de « L’autre ». C’est au fond plus proche des interviews impossibles de Giorgio Manganelli.
« L’autre » nécessite la première personne, pour la fondre dans un idéal « nous », où la première personne du passé s’imbrique dans la première personne du présent. Peut-être faire parler Raymond Roussel à la première personne, et replier Roussel alors sur Roussel, élever Roussel à la puissance de son propre rêve. Cela pourrait donner :
Nous n’avons pas changé, pensai-je. Toujours cette passion pour les livres de Jules Verne.
C’est amusant, mais il m’est donné, à peu de frais, de dévider presque entièrement le fil du récit à partir de la biographie de Roussel, de ses livres ou encore de ceux de Verne. Duplication, encore. Une IA pourrait arriver à des résultats très probants. Notre époque tellement prompte à baisser la garde au plan critique pourrait n’y voir que du feu. Il n’est même pas sûr, au reste, que la sainte critique ait encore son mot à dire dans la mimicry généralisée et à l’heure du plébiscite grégaire algorithmique du like.
Il faut que le « je » de « L’autre » coïncide avec une première personne qui ne s’ancre qu’à moitié dans une dimension de personnage public. Ce que l’on cherche, mais ce n’est pas nouveau, c’est un « je » qui soit déjà passablement un autre. Sans lui, on est rabattu sur les récifs de tout à l’heure : n’est pas Borges qui veut.
Pour risquer un récit, à la lettre, aussi borgésien que celui de Borges, il suffirait d’imaginer « L’autre », mais revisité par Pierre Ménard. Ce serait faire du Borges au carré. Cette sophistication intertextuelle, ultime degré zéro du palimpseste, aurait le mérite de faire émerger les notions connexes d’intra- ou d’autotextualité (termes en vigueur dans certains cénacles peu effrayés par le ridicule). Ce serait drôlement chic.