Fontaines
Sculptures laissées à l’état sauvage, en liberté, gratuites dans la ville de Bâle où tout est si peu sauvage et si cher.
Tu ne te lasses pas de la fontaine de Carnaval où remuent les sculptures de Tinguely. Tu les salues à chacun de tes passages à Bâle. Elles portent chacune un nom. Ta préférée est le Pelleteur, qui trottine immobile à la surface de l’eau. On ne sait pas si elles sont là simplement pour jouer ou pour mimer une sorte de guerre. Les deux peut-être.
C’est comme la fontaine Stravinsky, à Paris, où Niki et Jeannot font l’amour et miment la guerre, sans doute en même temps (d’autres souvenirs attachés à cette fontaine). Les sculptures rondes et colorées de Niki s’opposent ou complètent les silhouettes noires et dures de Jeannot.
Combien de fois ?
Combien de fois cela fait-il que tu visites ce musée ? Cinq, peut-être six. Sans doute davantage. Deux fois rien que ces six derniers mois.
Le musée a toujours quelque chose d’ambigu. Il participe à une évidente spéculation quant à l’art. Débat ancien et éternel, bien sûr.
Il manque certaines sculptures, qui ont été déplacées au Grand Palais.
Allégorie
Grosse Méta-Maxi-Maxi-Utopia. Des chaînes qui n’enchaînent rien ni personne se meuvent, sans se déchaîner en rien : elles pendent tout simplement. On demande au public de participer à la sculpture, d’y grimper. Dix personnes seulement sont admises à bord de l’Utopie dont les escaliers, au sommet d’icelle, Stairway to Heaven, ne mènent nulle part, dont le plongeoir ne sert à plonger nulle part. On peut voir en tout cela une allégorie facile de l’art.
Minutieux dans l’aléatoire
Anexactitude, comme écrit Guattareuze quelque part. Inexact, mais précis (Juan Gris). Ce sont des formules auxquelles je songe lorsque j’examine le mouvement des machines de Tinguely. Ou encore : How random is random ? (William Burroughs).
Les machines de Tinguely comme autant de kōans où l’aléatoire se mêle à la minutie.
J’aimerais pouvoir écrire de la sorte. Je crois que le Wake est un exemple magistral de cette façon de faire, mais je ne compte pas m’engager dans cette voie en forme de géniale impasse.
Hâte prolongée
dimanche, 22 juin 2025
[Note de régie. Il faudrait laisser vieillir certaines notes, les garder de côté, pour les reprendre plus tard. Certains articles du mien blogue, ce n’est pas le cas de cette note-ci, sont envoyés à quelques semaines de distance, en direction de l’avenir. « Lost in the Future », pour parler comme les Stooges.
Ce fragment intitulé « hâte prolongée » a déjà quelques semaines. Entre temps, il y eut deux autres visites à Tinguely, beaucoup, beaucoup d’écriture, quelques décisions, du rêve, des hésitations, du dégoût, de la joie, la sempiternelle lassitude, des lectures variées, d’autres projets d’écriture qui se sont rééchafaudés, dont Le Tombeau de John Keats (titre définitivement provisoire).
Entre temps, j’ai cessé d’avoir hâte d’aller au Grand Palais. J’emploie quelquefois la deuxième personne du singulier pour éviter de dire « je », mais c’est bien entendu artificiel. On aimerait être un simple regard, voilà tout. La construction de l’énonciation, ce n’est pas rien.]
Tu as hâte d’aller voir l’exposition consacrée à Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle et Pontus Hultén au Grand Palais. Tu estimes que l’idée est brillante de lier ces trois personnalités à l’occasion d’une exposition, encore que le centre Pompidou eût été plus adéquat, ne serait-ce que du fait de Pontus Hultén qui fut le premier à diriger ce musée.
Tu te souviens de tes parents, qui trouvaient très laide la façade du musée Pompidou, encore qu’ils n’allaient guère à Paris (avec toi, une fois, tu étais tout petit, pour le Noël avec le camion de pompiers Playmobil, avec le fusil en plastique également, très vague souvenir dans le métro). Sans doute ne faisaient-ils que répéter ce que l’on disait de Beaubourg dans les médias d’alors.
Tu trouves cette photo datée de 1974 ( ?) très belle, où l’on voit Pontus devant le chantier de Beaubourg.

Tu penses aller au Grand Palais ce week-end, pour l’ouverture, puisque tu es à Paris à ce moment-là, mais non : exposition repoussée d’une semaine. Ce n’est que partie remise, et la hâte se prolonge. L’idée de retourner à Paris ne t’enchante pas, évidemment : ville française, emmerdante entre toutes. On a pu dire, pas seulement tes parents, que Beaubourg symbolise la métamorphose de Paris, sa transmutation vers l’emmerdant et le laid. Tu en as toi aussi l’intuition, mais tu n’en sais à vrai dire rien. Ton expérience de Paris n’a pas grande valeur. Tu as plus lu au sujet de Paris que réellement vécu là-bas. Tu dis là-bas pour Paris.
Documentaires
dimanche, 29 juin 2025
Arte a consacré une vignette de trois minutes à Niki de Saint-Phalle et à son 22 long rifle. Très bien. Mieux encore : le documentaire consacré à Jeannot, Niki et Pontus, qui est très équilibré. La symbiose des trois personnalités y est idéalement mise en lumière. Le risque n’était pas nul de faire dans la tarte à la crème, mais les écueils ont été évités.
On y surlignait un peu lourdement à ton goût les spécificités de Hon. Effet du stabilotage pédagogique que, par crainte de passer pour élitiste ou sectaire, et par désir aussi de ne pas s’aliéner le public, l’on applique désormais à tout. On s’adresse à de parachevés imbéciles, et il convient par dessus tout et en toute bienveillance toujours de leur parler comme à des imbéciles, pour bien s’assurer qu’ils le sont. Logique du capitalisme tardif.
C’était un stabilotage léger. Le documentaire sur Jeannot, Niki et Pontus est néanmoins très regardable.
Nous prenons la décision d’aller à Bruxelles, puis de faire une halte au retour au Grand Palais. Et de retourner à Basel également, pour revoir le musée Tinguely et, surtout, la fontaine de Carnaval.
Je suis curieux du catalogue de l’exposition qui a été édité pour l’occasion. Il faudra que je me le procure, pour compléter ma collection de catalogues liés à Tinguely.
Contre l’esprit de sérieux
Un art dont l’accroche est facile, mais que tu trouves néanmoins profond, un art que d’aucuns, sans doute plus sérieux que toi — oh! que oui — mésestiment, méprisent.
L’histoire de l’art comme snobisme systémique, l’art et sa connaissance comme distinction — le discours esthétique comme piège à cons, dont l’objectif vise à confire le bourgeois dans le jus de sa satisfaction mièvre. Il s’agit de préserver l’ADN de la connerie dans l’ambre de la culture.
Le terme de « bourgeois » est connoté, son emploi terriblement galvaudé. Tu te souviens de ce prof de lettres qui rappelait à ta classe de seconde que vous étiez tous des bourgeois. De fait, oui, des filles et des filles de bourges, des enfants de parvenus pour beaucoup, dans une petite ville de province. Dans le côlon de la France. Ta sociologie personnelle différait un brin de celle de tes condisciples, mais tu appartenais néanmoins, et aujourd’hui plus encore, à cette catégorie aux contours assez flous. Ta prof d’anglais te disait que tu lui faisais penser à saint Louis sous son chêne, entouré de tous ces glands.
Le discours sur l’art fonctionne d’autant mieux quand on sait adopter des postures sanctifiantes et pleines d’onction, quand on feint d’adopter de pareilles postures pleines de componction et que l’on finit, même, par y croire. On s’intoxique vite de son esprit de sérieux. Cela s’attrape facilement au contact des bourgeois, des bourgeois en devenir et, pire encore, des parvenus (anciens bourgeois en devenir qui pensent sincèrement avoir accompli leur mutation mais qui n’en seront jamais).
Oui, un art profond, drôle également. Et pourquoi faudrait-il que l’accroche n’en soit pas facile et amusante ?
Ici, quelques paragraphes ont été effacés, qui vitupéraient l’esprit de sérieux en art. Ce n’était pas sérieux, ainsi formulé.
L’attente est belle
Très peu à dire en définitive de l’exposition au Grand Palais, qui est très belle. Allez-y.
Le trio Jeannot, Niki, Pontus a été mis en lumière, mais il m’a semblé néanmoins qu’il y avait davantage de place pour Tinguely. Très bel hommage de Niki à son compagnon, à la fin de l’exposition.
Une émotion certaine face à ce qui reste de Hon, sculpture monumentale (qu’on n’oublie pas) dont la destruction fait partie du mode d’existence.
Le désir que j’avais de visiter cette exposition m’a comme sur-préparé à cette rencontre dont je n’ai pas grand-chose à dire.
C’est réellement l’attente qui est belle. De même qu’il faut attendre avant que se mettent en mouvement les sculptures de Tinguely.