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3 mots pour Albarracin

bol

Le bol figure dans l’importante série « Pots, cruches, pichets » (Herbe pour herbe), il y est l’évidement même. « Le bol épuise son approche », ce d’autant qu’il a « évidé son nom ».

Lisant Albarracin, on est en droit d’avancer l’idiotie suivante : un coup de dés vaut pour un coup de bol. « Il y a un dé qui lance les dés. Le hasard est toujours heureux. » (« Traité du plaisir », Le Verre de l’eau). Le hasard ouvrage toute chose. Le Grand Chosier nous dit : « Un caillou comme un dé lancé, roulé, émoussé dans tout le hasard. »

En d’autres termes, il faut beaucoup de bol ou de pot pour arriver au poème. On ne saurait trop dire qui des mots ou des choses accorde cette chance. Sans doute s’agit-il d’une co-imbrication rêveuse des deux. « Quand le mot tourne autour de la chose, c’est du pot. » (Résolutions).

Le bol est une syllabe ronde qui tient dans la main. Il se confond avec sa saisie : « Un bol est nos mains bues. » (Résolutions).

Le poème d’Albarracin est celui du matin des choses, de leur découverte adamique. On peut parler à cet égard d’une Cognitio matutina (cf. saint Bonaventure), d’une connaissance du matin. Le bol est incontestablement un objet du début du monde. On le trouve justement dans « Commencements » (Le Verre de l’eau) :

Dans le bol du matin
infusait un bol

Le bol, y compris fêlé, est une image du travail du poème chez Albarracin, où le Même est ce qui permet aux analogies de se déployer ou de prendre prise :

Au bol fêlé
sillonné d’un cheveu
on lit la soudure
qui parcourt l’identique
la forte prise qui traverse
l’onctueuse fragilité du même.

                                       (Le Ruisseau, l’éclair)

Le bol est un accessoire essentiel pour le moine zen qui y pratique l’art du thé, mais aussi pour le Réisophe : « Des fumigations de café noir accompagnent les premiers gestes matinaux du Réisophe. C’est que déjà il médite et cherche à déterminer l’hémisphère boréal de son bol. » (Le Message réisophique).

Un kōan est à méditer dans le kaolin du bol :

Le bol est le bol parce qu’il est le bol où saigne le silence.
Le bol est un hyperbol.
Le bol est toute la façade de ses lèvres.

                                         (Res Rerum)

remotiver

Les linguistes distinguent les mots motivés des signes arbitraires, dont le sens ne peut pas être déduit de leur structure interne ou de leur rapport à la chose. Albarracin vise à remotiver les vocables qu’il emploie. Ainsi, le verbe « remotiver » peut s’entendre comme une tentative de retrouver un motif, à partir du mot.

Restituer leur motivation ou leur motif aux mots, rendre tautologiquement les mots aux mots — ainsi qu’aux choses — c’est peut-être aussi bien les re-émotiver. L’émotion dans la remotivation ne s’arrête pas aux seuls mots et choses. Elle peut en effet porter sur les images ou les métaphores figées (démotivées) : « Comme un général le poète est là pour remotiver ses tropes. » (Résolutions). La remotivation joue ici sur l’à-peu-près troupes/tropes. L’effort de remotivation revient à retrouver le motif perdu des mots autant que des choses dans le grand tapis du monde où, bien souvent, les expressions sont figées et les choses nous semblent indifférentes, inextricablement emêmées.

Le cratylisme albarracinien ne vise pas tant à donner un sens « plus pur » aux mots de la tribu qu’à les rendre à leur puissance d’évocation ou encore de drôlerie. Cette resémantisation porte également sur les choses, plus ouvertement sans doute dans le processus réisophique de la réalisation de la réalisation de la chose :

Qu’on la nomme entéléchie ou aposomatose, res rerum ou flos florum, le Réisophe poursuit la réalisation de la chose que la chose elle-même réalise. Car la chose ne réalise pas seulement la chose. La chose réalise la réalisation de la chose.

(Message réisophique)

trouvaille

« Il me semble toujours que la trouvaille, le bonheur d’expression, la métaphore et l’audace stylistique éclairent d’un jour neuf ce qui est dit, dans la manière de le dire particulière à chaque poète. » (entretien avec Florence Trocmé, 18 septembre 2013).

La trouvaille, chère aux surréalistes, est au cœur des préoccupations d’Albarracin. Peut-être qu’une des grandes trouvailles d’Albarracin réside dans l’emploi qu’il fait de la tautologie. La trouvaille, au même titre que la tautologie, est de l’ordre de l’évidence. Celle-ci peut se cacher dans une expression figée, comme « ne pas se trouver sous le sabot d’un cheval » — employée pour quelque chose de rare, qui, justement, ne se trouve pas facilement. L’évidence est l’autre face de la rareté, sa face manifeste et cachée, manifeste puisque cachée, sa face la plus rare et précieuse, la rareté retournée dans une sidérante facilité : « On trouve le cheval sur les sabots d’un cheval. » (Résolutions) — et c’est une trouvaille que de dire qu’un cheval se trouve sur les sabots d’un cheval. De fait, un cheval en bonne santé se trouve ou, à mieux dire, se tient sur les sabots d’un cheval. Le pléonasme devient ici créateur, porteur (d’un cheval). Le pléonasme complète la tautologie, pour ce qui est de rendre l’évidence plus manifeste et, ici, presque caracolante. Cette façon d’enfoncer les portes ouvertes, d’en faire battre joyeusement les battants, rappelle la béance imaginaire propre à la trouvaille et au désir :

Même ce qu’on trouve
est comme troué
du trou
du perdu

(« La Branche cassée », Le Secret secret)

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