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Le néant qui suinte

Il y a un vers de Victor Hugo qui m’a toujours frappé, dans La Fin de Satan :

On entendait suinter le néant goutte à goutte

Beckett, dans sa célèbre lettre à Axel Kaun (juillet 1937), écrit : « Espérons que viendra le temps, Dieu soit loué, il est déjà venu dans certains cercles, où le langage sera utilisé au mieux là où il est malmené avec le plus d’efficacité. Comme nous ne pouvons pas le supprimer d’un seul coup, tâchons au moins de le discréditer. Y forer un trou après l’autre jusqu’à ce que ce qui est tapi derrière lui, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter — je ne peux pas imaginer de but plus élevé pour un écrivain d’aujourd’hui. » L’original allemand donnait : « durchzusickern », suinter au travers. Je ne saurais dire si Beckett songeait alors à Hugo (sans doute que non, mais allez savoir…), quand il évoquait le suintement de derrière les mots. Dans Cap au pire, en tout cas, cela, que ce soit quelque chose ou rien, continue de « secréter » et de « suinter ». Dans la traduction d’Edith Fournier : « Dit? Sécrète. Dire mieux plus mal sécrète. Ce que c’est que les mots qu’il sécrète disent. »; « Quels mots pour quoi alors? Comme ils presque sonnent encore. Tandis que tant mal que pis hors de quelque substance molle de l’esprit ils suintent. Hors ça en ça suintent. »; « Ont suinté de la substance molle qui s’amollit les mots d’une femme. » « Suinte encore retour non pas à dédire mais à dire encore les vastitudes de distance. »; « Suinte retour essayer d’empirer les hiatus. […] Disparu le suintement. Jusqu’au suintement encore et encore. Tant mal que pis suinte encore. »; « Pour lorsque plus mèche. Pas de suintement pour lorsque suintement disparu. » Dans l’orginal : « Says? Secretes. Say better worse secretes. What it is the words it secretes say. »; « Oozed from softening soft the word woman’s. »; « What words for what then? How almost they still ring. As somehow from some soft of mind they ooze. From it in it ooze. »; « Ooze on back not to unsay but say again the vasts apart. » ; « Ooze back try worsen blanks. […] Ooze gone. Till ooze again on. Somehow ooze on. »; « For when nohow on. No ooze for when ooze gone. » (Nohow on).

Cela qui suinte, ou qui, comme le Temps chez Proust, est sécrété (avant-dernier paragraphe de la Recherche), est la grande affaire de Beckett. Fin des épanchements, foin du néant. Ce serait par trop simple. On se souvient d’Igitur : « Le Néant parti, reste le château de la pureté. » Sans doute que Mallarmé (qui est et n’est pas Igitur) ne souscrivait, pas davantage que Beckett, à la possibilité effective d’un Néant qui soit pur néant. Surtout, on peine à percevoir, dans les ruines de Beckett, un quelconque château de la pureté.

Tout au contraire. Cela suinte résolument chez Beckett. Plaie que de dire. En témoignent les très justement nommées Sanies de Beckett, parmi ses premiers poèmes : « Matière purulente, liquide, ténue, séreuse, sanguinolente et d’une odeur fétide, produite par les ulcères et les plaies d’un aspect grisâtre. » (Littré, définition du vocable « sanie »).

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