
tu as donc eu beaucoup de chance de retrouver ce livre égaré ici, dans l’édition précisément qui était la tienne, une certaine Amy y a apposé sa marque, en précisant qu’il s’agit de l’été 2007, Summer 07 – Amy, et tu notes qu’elle a barré le 7, peut-être était-elle anglaise, non pas américaine, spontanément tu aurais dit américaine, après tout ça ne veut rien dire : le Commonwealth est vaste et l’abjection universelle, été 2007, où étais-tu cet été-là, oh ! que non, tu n’en menais pas large, tu gambergeais salement — êtes-vous bien sûr d’objectiver, là ? — et maintenant qu’est devenue Amy qui avec un stylo à bille noir a apposé sa marque dans cet ouvrage ? s’est-elle comme il se doit coupée en le lisant ? a-t-elle perdu pied dans sa lecture ou a-t-elle pris tout simplement peur — c’est compréhensible — face à ce roman dans lequel tu viens de te replonger, tu as l’eau jusqu’au cou déjà, mais tu es meilleur nageur de livres qu’il y a vingt-cinq ans (il y a quelque bienfait à l’âge), même si au fil des pages la joie et la ferveur sont un peu retombées (l’ivresse des retrouvailles), c’est pourtant correctement objectivé, Amy a peut-être fait l’acquisition de ce roman, ici-même, en 2007, pour le lire à la plage et elle sait que ce n’est pas un roman léger, l’auteur est auréolé de prestige, on l’associe à l’écriture du rêve américain et à ses désenchantements, elle l’emportera avec elle sur le Lido (elle aime à lire avec le bruit des vagues), surtout à ses désenchantements, elle a lu la quatrième de couverture et elle se dit que cette histoire lui parlera peut-être, la photo sur la couverture est envoûtante, haunting vraiment il faut bien le reconnaître, oui un roman qui a pu plaire à Amy ou bien l’a-t-elle laissé dans sa chambre d’hôtel sans l’avoir lu, ou sur un banc où, à l’ombre d’un oléandre, elle en aurait lu quelques pages, sait-on jamais comment circulent les livres ? celui-ci a un peu jauni, il ne sent pas encore le vieux papier, mais tu suspectes qu’il a dû rester longtemps dans un endroit où personne n’irait le chercher, peut-être dans une maison de vacances abandonnée pendant les mois d’hiver où pas un chat au village lorsque la mer est noire et que les vagues se brisent loin sur le littoral, Amy aime lire en écoutant les vagues venir et se retirer, ce roman débute en été justement et cela se déroule à la plage, mais elle laissera tout de même le livre ici, n’en ayant lu que les 22 premières pages, le rêve américain mais l’action se passe en Europe où on barre les 7, c’est quoi au juste le rêve américain ? venir et se retirer c’est bien sûr pas mal obscène de même que l’obscénité travaille assidûment ce roman dont l’action se perd un peu dans les ténèbres hylématiques, je pèse mes mots, et chienne entropique de vie on ne sait plus si ça pleure ou si ça chie, venir se retirer, Amy se dit que c’est là l’été de trop avec les parents et elle finira par abandonner quelque part ce livre qui viendra mystérieusement rejoindre les ténèbres où s’entassent les libri usati, toujours un peu les mêmes titres, ici, de la littérature universelle, même pas tous de bons romans, les plus fameux chefs-d’œuvre dont tout le monde parle et que personne ne lit, romans frappés d’un décret mystérieux (les lois impénétrables du commerce et de la mode) qui les rend, comme on dit, incontournables, mais qui ne sont pour la plupart pas de grands romans sans être absolument rédhibitoires, simplement ils sont là ces livres toujours les mêmes de toute éternité et un beau jour ils deviennent usati alors que nul n’en a eu l’usage, quelquefois une Amy de Brighton ou de Bloomington peut-être, qui barre ses 7 et corne les pages en vacances sur la Côte des dieux en achète un pour le prendre avec elle à la plage, mais non, ce n’est pas, avec ce roman qu’elle vient d’acheter dont la couverture est si belle, de la littérature légère, à prendre à la légère, un vrai roman écrit non sans une secrète sauvagerie, sous ses airs de roman de consommation courante que l’on peut espérer trouver dans l’unique librairie d’un village balnéaire du sud de la péninsule italienne, un récit qui comme la photographie en couverture n’est pas long à vous hanter, dont on sait pertinemment, avant même de l’avoir lu, qu’y travaille une maladie noire et qu’elle sert de moteur à l’écriture plus encore qu’à l’intrigue (il y a du lyrisme, oui dans cette prose écrite sous l’invocation du Rossignol), cela bien entendu qu’Amy le pressent — on peut le comprendre — travail morbide salutaire à même une vie consubstantielle à la maladie, dans ton souvenir tu n’avais pas saisi combien le normal s’y tresse au pathologique, ou alors tu as enfoui cette lecture et ses implications dans un prudent oubli, sa tête posée doucement sur ses mains posées ainsi que ses avant-bras sur un miroir où se reflète son visage qui upside down nous regarde, image belle et inquiétante de la schize de Nicole mais peut-être que le personnage de Nicole nous parle autrement, cette folie qui semble avoir toujours quelques tours d’avance nous parle, inquiétante, incompréhensible et pas dans la mesure de comprendre quoi que ce soit, le Docteur Diver en fait les frais, a ‘‘schizophrène’’, en français dans le texte, is well named as a split personality — Nicole was alternatively a person to whom nothing could be explained, capitalisme ou schizophrénie, mais on pense aussi à Pygmalion et à son chef-d’œuvre, cela te fait l’impression d’une bombe que tu avais, tout ce temps, laissé macérer en toi, voici que dans toute sa vénéneuse vérité la signification de ce roman que tu lis lentement, comme on boit un poison un peu trop fort, tu parles d’un parégorique ! tu ne peux que plaindre cet auteur certes un brin hâbleur mais armé de sa seule sincérité, qui ne semble pas se donner la peine de styliser — il écrit, voilà tout, et tu as lu un dimanche après-midi de fin septembre les poèmes d’Anne Sexton à la terrasse que tu affectionnes particulièrement, sur la promenade du Prince di Belmonte, où sont des oranges et des citronniers (et, mieux encore, des cédratiers, comme dans le jardin de Nicoletta que peuplent quarante tortues d’eau et de terre) — on est au bord intérieur du centre historique de la ville, une zone presque moderne (l’adjectif prend une saveur particulière appliqué à l’irrémédiable Sicile) à deux pas de l’hôtel où Roussel a perdu la vie, trouvé la mort — où il s’uicida — par inadvertance semble-t-il : ce neurasthénique comique et chronique (non, ce n’est pas drôle) était parti en quête de l’ « euphorie extra » à coups de barbituriques — la nuit du 13 au 14 juillet 1933, moins de dix ans plus tard, les bombes US, made in Pittsburgh, Pen. réduiraient la ville en ruines
We are America
we are the coffin fillers.
We are the grocers of death.
We pack them in crates like cauliflowers.
— on parle de 70% de destruction et minchia ! la bibliothèque d’Il Principione ! ses vieux Tauchnitz à deux balles amoureusement reliés — tela blu, comme il le précise dans son catalogue — aujourd’hui des chiées d’Américains pullulent en ville avec leurs bâtons de marche, leurs varices, leurs mollets qu’on aurait envie de dire très chleuhs, leurs chaussettes de contention (parfois, rarement tout de même, leurs casquettes MAGA, mais parfois tout de même), et ils ne savent pas vraiment dans quel coin de l’Espagne se trouve la Sicile, et sur le visage un air de conquérants ahuris benoît béat enfantin puérile, celui des plus beaux spécimens du capitalisme tardif
America
where are your credentials ?
demande Anne Sexton, mais tous et je crois loin de là ne sont pas comme ça ultra-riches ultra-cons (è uno strano spagnolo quello che si parla a Palermo, indeed), il ne faut pas généraliser, à t’entendre, le plan Marshall n’a jamais pris fin, non, the day before yesterday, l’autre hier, l’altro ieri, avant-hier, alors que l’eau torrentielle débagoulait sur les pavés de la via Alessandro Paternostro devant Dal Barone où une troupe babélienne typique d’arrière-saison touristique a trouvé refuge, i.e. Briggs et une bande de campagnards sympathiques du coin de Salerne — des péninsulaires, quoi — (Cisco le libraire à la barbe drue — tu lui a donné l’adresse de Salvo, au 17, Via Pignatelli Aragona, c’est mieux de prendre rendez-vous, en espérant qu’il dispose de la débroussailleuse adéquate pour s’occuper de cette authentique barbe de cyclope) avec qui vous allez faire après l’averse épouvantable mais de bien courte durée (une drache de chez drache, quand même) la bombe — oh ! modérément (faire la bombe à Palermo naguère bombardée…, tu n’as de cesse de penser (de cesse à penser?) à ces bombardements, d’abord un navire de munitions que la RAF fit sauter en janvier, puis en avril, puis en mai les forteresses volantes américaines (les B-17G dont parle si bien Bergou) déversèrent des milliers de tonnes d’explosif sur la ville, on dit que des bombes au phosphore furent alors utilisées, et c’est souvent que tu songes aux ravages des bombes au phosphore dans les vicoli aux façades lépreuses (tu as regardé sur internet ce que c’est, des bombes au phosphore, et bien sûr qu’Israël n’emploie pas le phosphore blanc), comment la mort s’est infiltrée comme l’éclair dans les maisons les plus misérables, qui sont de plain pied sur la rue, comment le phosphore te brûle jusqu’à la moelle, ce sont ces bombardements qui sont en réalité la raison pour laquelle tu te trouves à Palerme, si le palais de la via Lampedusa n’avait pas été réduit en ruines on n’aurait pas eu besoin de toi, encore que la raison de ton premier séjour ici n’est autre que Raymond Roussel, mort au Grande Albergo et des Palmes, poète à retardement comme tu disais l’autre jour à Julien Starck venu te voir, Julien avec qui vous partagez tant de hasards objectifs, boire des 75 de Météor avec l’homme des Météores et parler devant des 75 de Météor de Météorologie — de Strasbourg à La Réunion, diagonale des fous de Ch’Vavar en Chazal sous le haut patronage de Marc Syren (qui se souvient de lui?), oui poète à retardement (« Que voulez-vous, il y a des obus qui éclatent difficilement, mais, quand ils éclatent!… ») — au pub de la via Roma avant que ces Napolitains ne prennent le parti d’aller se ravitailler en plus maradonnaesques produits au Ballarò, Briggs est venu ici avec sa femme pour s’occuper elle d’IA et lui de finance, ou bien l’inverse, elle de finance et lui d’IA, ou lui d’IA ainsi que de finance et elle de leurs enfants, bref des Américains occupés qui s’occupent et toi tu fais quoi dans la vie ? ils se demandent s’ils ne vont pas rester ici plus longtemps que prévu, du moins en Europe, parce que la Sicile non tout de même pas, et ce ne sont pas les seuls Yankees qui songent à une sorte de plan B, qui envisagent un nouveau plan A, une Vita Nuova par ici tu t’es offert deux livres d’Anne Sexton en passant par la Feltrinelli et tu as aussi vu les œuvres de Keats en « Meridiani » et tu te demandes comment tu vas intégrer ce fragment-ci dans cette longue phrase, parce que mine de rien il faut faire en sorte que cela tienne, bien que tu sois souventes fois d’accord avec Totò : NESSUNA CONCESSIONE AL LETTORE (il vient de t’envoyer ceci par Whatsapp), encore que tu penses davantage comme Whitman :
To have great poets, there must be great audiences, too,
To have great heroic poetry we need great readers—a heroic appetite and audience.
The messages of great poets to each man and woman are:
Come to us on equal terms, only then can you understand us,
We are no better than you; you are not an iota less,
What we enclose you enclose, what we enjoy you may enjoy.
et Briggs (prénom rare, mais il faudrait sans déconner dire deux ou trois choses au sujet des prénoms états-uniens, je pense à cette Kayley (sic !) qui à la table de la Duchesse, assise à la droite d’icelle, alternait joyeusement gorgée de rouge et lampée de blanc (Nicoletta levait les yeux au ciel), à qui tu proposais qu’elle mélangeât les deux breuvages — Should I ? — elle a hésité, mais ne l’a pas fait, s’est trouvé (nonobstant ses impeccables sourcils) lamentablement pompette à la fin du repas, mais a toujours vérifié au dos de la cuiller en argent de la duchessa (tu es surpris qu’elle ne se soit pas servi de son smartphone en guise de miroir self-narcissique) si ses dents étaient toujours bien blanches, et dire qu’il y a un instant à peine je pensais à ce grand dru barbu Américain Walt Whitman qui, lui, aurait sifflé plutôt de ce si bon rouge de chez Planeta), Briggs — prénom pas courant, mais élégant — qui s’occupait de finance ou d’IA, peut-être de finance et d’IA, mais pas trop de ses enfants, enfin juste ce qu’il faut, Briggs n’est pas un père indigne, il n’était vraiment plus d’humeur, l’élégant Briggs, à rire quand tu lui a montré le drapeau européen — il a comme dessaoulé d’un coup — qui flotte au sommet de l’hôtel des Postes, bâtiment à l’architecture typiquement fasciste, 10 énormes piliers de calcaire blanc terrifiant, il n’a pas pris la peine de photographier (et l’on pourrait parler de Micha également, venu ici avec son adorable vieux chien, et qui t’assure over my dead body que son chien ne retournera pas en Amérique, qu’il mourra à Palerme, Micha qui s’occupe de théologie et avec qui vous avez parlé un peu de Lefebvre, qui avait offert son livre à Bataille, et que Bataille n’avait, sans surprise, jamais ouvert le livre de Lefebvre — mate, I have to go now, buying food you know at Famila, I hate this supermarket), tu écris over my dead body, et tu aurais pu écrire aussi bien over my dead buddy, la semaine dernière, avec Anatole, vous avez parlé de Lowry, du Volcan, et avec Micha également, vous avez parlé du Volcan, over my dead buddy, cela te fait penser à Jean, qui ne jurait que par Sombre comme la tombe où repose mon ami, Jean qui avait de fort solides bases en théologie, qui lisait Gobineau, Bloy, Psichari et Rivarol et qu’on a enterré, c’était un incroyable office tradi en latin et bien sûr que cela t’avait remué, secoué la foi
[fragment d’un projet déjà ancien, mais encore d’actualité, et remis à jour, lequel gangrène mon disque dur]