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Remarques indispensables sur l’utile et l’inutile (rêverie alphabétique, 5/n)

Nantis d’une maquette déplorable, les Dictionnaires amoureux sont d’inégale tenue. Si je préfère le Dictionnaire amoureux de Venise de Sollers au Dictionnaire amoureux de l’Italie par Dominique Fernandez, le Dictionnaire amoureux des Dictionnaires d’Alain Rey est à mes yeux inépuisable, particulièrement l’entrée « dictionnaire ». Mon goût pour les formes fermées-ouvrantes y est amplement satisfait :

Car si le dico est un OCMI (objet culturel mal identifié), il est aussi un enjeu économique dans l’univers de l’édition et, aujourd’hui, de l’électronique — où il est souvent gratuit, histoire de bouleverser le commerce, en le donnant pour faire acheter autre chose : capitalisme subtil. Ce capitalisme peut être privé, avec d’âpres concurrences, ou public, avec le chapeau prestigieux de la Recherche et de la Science [ici une note de bas de page que je ne reproduis pas], et le financement le plus discret qui soit, le très démocratique impôt public.

Enfin, dans l’imaginaire collectif, c’est un gros livre sur quoi faire asseoir bébé, ou qu’on peut s’envoyer à la figure : anecdote politiquement incorrecte vécue par l’élève Alain Rey, dans une école religieuse de Brive, bien dénommée la Gaillarde, où un prêtre latiniste et colérique, de temps en temps jetait son Gaffiot à la tête des élèves qui savaient l’esquiver et se le renvoyer comme de futurs rugbymen qu’ils se croyaient tous. Le dictionnaire comme arme et jeu, siège d’enfant et presse papier, cela en dit long sur ses pouvoirs.

J’ai retrouvé nombre de mes marottes dans le Dictionnaire amoureux de l’inutile par François et Valentin Morel (un des Deschiens, et son fils), où il est question des inventions impossibles et drôles de Jacques Carelman, des machines de Rube Goldberg, des sculptures de Theo Jansen ou encore de la machine de Shannon, qui n’a pour fonction que de s’éteindre au moment où on l’actionne. (Je dispose d’une pareille boîte ouvrante-fermante, je l’ai disposée sur la table de ma cuisine, j’en ai fait un objet de méditation, une sorte de kōan mécanique implacable qui peut faire penser il est vrai à la raideur administrative des Caisses d’allocation familiale, et cette analogie grotesque mais juste ne va certes pas sans un certain enseignement.) J’aime les parenthèses chez Laurence Sterne, chez Proust ou dans Nouvelles Impressions d’Afrique, et je sais gré à Morel père et fils d’avoir fait figurer les parenthèses de Philippe Jaenada dans leur amusant dictionnaire (les parenthèses qui doivent être, contrairement aux portes chez Musset (Jaenada le rappelle plaisamment), toujours ouvertes et fermées (chez Jaenada, les propositions placées entre parenthèses ont quelque chose du chat de Shröninger : elles permettent à l’énonciation de se tenir en deux endroits à la fois, endroits qui ne sont pas des lieux au sens géographique, car il s’agit, précisément, d’énonciation (lieux inutiles, donc, qui n’ont pas lieu d’être (les lieux-dits du locus solus, disons (mais vous me voyez venir))))). Jaenada est un auteur auquel je pense souvent. Je me souviens avoir lu son Cosmonaute quasi d’une traite et j’eus alors l’impression d’assister à une grande excavation au sein du récit, par le biais de ces parenthèses qui sont comme les godets d’une grande pelleteuse œuvrant à même le terrain de la vie. Je me souviens aussi de cette fille qu’un type au bar appelait Teuse. Il lui avait demandé, Comment tu t’appelles? elle avait, tout à trac, répondu Teuse. Et le gus, dont je ne garantis pas qu’il ne fusse pas né de la dernière averse, l’avait appelée Teuse toute la soirée (elle se nommait Nathalie en réalité, et avait une sacré descente (j’aime la locution « tout à trac »), de même que je me souviens de Roger Vitrac se posant la question au sujet de Raymond Roussel : « jusqu’où poussera-t-il la meute silencieuse de ses machines perforatrices? ». Eh! bien quelque chose de cet ordre opère chez Jaenada : excavation, perforation, forage avec la grande machine de l’inutile.

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« Tu sers à rien! » Invective implacable qui vise à discréditer la personne dont on l’affuble, qui a inspiré un morceau de La Fouine.

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On se souvient de la préface au Portrait de Dorian Gray : toute forme d’art est frappée d’inutilité « All art is quite useless », formule reprise dans Finnegans Wake : « his usylessly Blue Book of Eccles », où il est question de Ulysses

Il faudrait que la littérature serve à quelque chose, au plan social, sociétal, sociologiquement. C’est ce qui ressort notamment, mais je simplifie à outrance, de La Théorie du roman du jeune Lukács. Il est un utilitarisme, bien compréhensible, lié à la lutte. En face, l’hégémonie culturelle a beau jeu de figer les valeurs. On le sait, la gauche dite extrême ne lit que peu de romans (cf. Nathalie Quintane, Les Années 10).

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Le naufrage de l’Utile en 1761, dans l’océan Indien, a toujours exercé sur moi une grande fascination. Il est au cœur du mythe de Sogol sur la Plaine (cf. la revue Lettres de Lémurie).

Source : voir ici

Il est difficile d’être exhaustif au sujet de l’inutile, les auteurs du Dictionnaire amoureux de l’inutile nous le rappellent. L’inutile est changeant, variable, relatif. Sans compter qu’il y aura toujours de fâcheux utilitaristes terre à terre ou carrément bas-de-plafond pour rappeler que l’inutile ça sert vraiment à rien.

Or, soyons-en sûr, il est un usage très précis, encore que vaste et répandu, à l’inutile. La formule de Cocteau est célèbre : la poésie est indispensable, bien qu’on ne sache pas à quoi. Mais elle n’est qu’une formule justement. Elle fige sa vérité sur sa seule énonciation elle ne sert à rien. Sans doute que l’inconnaissance, ou l’inconnaissable en quoi se résume la poésie (car c’est de cela dont il s’agit depuis le départ, de cela au sens large) ressortit à l’inutile. Soit. Peut-être que, sur ce point, le négatif travaille un peu à vide, inutilement, je ne sais pas.

Il est nécessaire de faire naufrager l’utile sur les sables de l’inconnaissable. Je crois que c’est le sens que Lacan donne à la jouissance, au début d’Encore. « L’utile, ça sert à quoi? C’est ce qui n’a jamais été bien défini en raison du respect prodigieux que, du fait du langage, l’être parlant a pour moyen. » Voici qui est plus abscons que la formule, bien utile quelquefois en société, de Cocteau. Mais, redisons-le, ce n’est jamais qu’une formule. Plus profonde est la question : « L’utile, ça sert à quoi? » et son corollaire : « La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien. »

L’inutile est une sorte de ligne de résistance dont Bartleby le Scribe, Ignatius Reilly sont les héros, un littoral dont Kafka et Rousel les naufragés.

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