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Parle à mon univers, ma tête est malade (notes sur Pessoa, 2)

Pessoa, le sphinx (Colette Soler)

Dans L’Aventure littéraire ou la psychose inspirée (éditions du champ lacanien, 2001), Colette Soler propose une triangulation entre Rousseau, Joyce et Pessoa. L’ouvrage rassemble en réalité les actes d’un séminaire que tenait Soler : le caractère expérimental, ou « in progress » en est d’ailleurs revendiqué. Bricolage avoué, à moitié pardonné.

Il s’agit d’une lecture-dérive à partir du Sinthome. La méditation sur ce séminaire de Lacan constitue un sous-genre volontiers salmigondique de la littérature lacanienne (alors que Lacan est toujours, lui, très clair…), une branche également de la Joyce industry (Joyce ? la limpidité même !). Soler signera un Lacan, lecteur de Joyce aux PUF en 2019, ouvrage incomparablement plus abouti, fort intéressant pour la clinique et bien moins pour la critique, où il ne sera plus question de Pessoa, ni de Rousseau.

Dans un chapitre de cet ouvrage intitulé « Pessoa, le sphinx », Soler rapproche Joyce et Pessoa, mais ne se risque pas à les frotter trop vigoureusement l’un contre l’autre. Joyce c’est l’Un, Pessoa c’est le pluriel : « l’ego défaillant de Joyce trouvant à coup sûr son pendant chez Pessoa, dans ladite ‘dépersonnalisation’. Mais si Joyce-le-symptôme, en devenant l’Unique par son art, se construit un ego de suppléance, que dire de la mise au pluriel du moi chez Pessoa ? » Soit. Il n’était peut-être pas nécessaire de déranger Lacan pour si peu.

Joyce/Pessoa. Cela ne tient pas. Cela glisse sur la barre oblique du rapport : la relation, pour séduisante qu’elle puisse être, reste fuyante. À la décharge de l’analyste, le corpus de Pessoa est lui-même instable, et Soler le dit admirablement : « Comme si ‘Fernando Pessoa’ n’était rien d’autre que le nom d’un ensemble sans contour » ; « la structure de l’œuvre elle-même porte le sceau d’une inconsistance qui va au-delà de l’inachèvement ». Inconsistance également de la critique qui s’embusque béatement dans le mauvais infini de ce qui n’est au fond qu’un non finito, une suprême foirade. La critique joycienne n’est pas épargnée par ce type de travers. Peut-être, d’ailleurs, que Finnegans Wake est le plus grand ratage de tous les temps « one of the greatest failures in literature », estimait Nabokov.

Quelques remarques plus toniques viennent émailler le propos de Soler, quand il est question du « supposé paganisme d’Alberto Caeiro », ou du « néo-stoïcisme ringard de Ricardo Reis ». Et il y a mieux :

Comme Joyce, Pessoa peut bien être un cas, et même au sens psychiatrique, mais ça ne serait pas le même s’il n’était Pessoa. En outre, pour ce qui le concerne, je ne doute pas qu’être un cas n’ait servi sa mémoire. En effet, Poète, et des plus grands, Pessoa l’est à coup sûr. Mais s’il n’y avait le fascinant phénomène des hétéronymes en ferait-on autant… de cas?

Soler évoque aussi la politique de Pessoa, dont les commentateurs se montrent, pour l’essentiel, franchement embarrassés. Ces belles âmes feignent d’y être indifférentes, au prétexte de la grandeur de l’œuvre : « il semble que pour la critique littéraire en tant que telle, les paradoxes et les excès de Pessoa aient été spontanément mis à l’écart, par une sorte de partition un peu amnésique. » Or, il y aurait peut-être ici, sur l’instance de la politique ou, plus encore, dans une perspective aussi mythique que civilisationnelle, un point de contact entre Joyce et Pessoa, que l’analyste ne fait hélas qu’entrevoir :

Tandis que Joyce, le « fils nécessaire », est le fondateur de ses ancêtres et qu’il sustente seul, dans une généalogie à l’envers, ce qu’il appelle « l’esprit incréé » de sa race, Pessoa, réincarnation du roi mort, s’invente une lignée de suppléance par emprunt aux mythe de la Patrie. Ainsi la certitude vint-elle à répondre, faisant limite à la dérive pluralisante de l’hétéronymie. On saisit par là la fonction de ce Cinquième Empire. Pourquoi ne pas la dire thérapeutique du non-sens et de la dispersion, auxquels il apporte le Un d’une identité retrouvée et… héroïque?

Soler avance que Pessoa parle dans une profusion de voix, tandis que Joyce déparle. Cette dernière intuition aurait mérité d’être menée plus loin, pour être nuancée et peut-être même renversée. Les voix de Joyce sont nombreuses, et il suffit de songer à Àlvaro de Campos pour comprendre comment, chez Pessoa, le poème décante la langue, pour mieux la déparler :

Eh-eh eh-eh -eh-eh-eh! Eh-eh-eh-eh-eheh-eh! Eh eheh eh-eh-eh-eh!
Eh-lahô-lahô-laHO-O-O-ôô-lahá-á à – ààà!
AHÓ-Ó-Ó Ó Ó Ó-Ó Ó Ó Ó Ó – yyyj…
SCHOONER AHÓ-ó-ó-ó-ó-ó-ó-o-o-o – yyyy! …
Darby M’Graw-aw-aw-aw-aw-aw!
DA.RBY M’GRAW-AW AW-AW-AW-AW-AW!
FETCH A-A-AFT THE RU-U-U-U-U-UM, DARBY!
Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh eh-eh-eh!
EH-EH EH-EH-EH EH-EH EH-EH EH-EH-EH!
EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH EH EH-EH!
EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EFI-EH-EH-EH-EHI
EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH!

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