
Ce sont des plaquettes confidentielles, auto-éditées, peu d’exemplaires tirés à compte d’auteur ou par les bons soins d’un tout petit éditeur à la subsistance, il faut bien l’admettre, carrément chancelante — quelques pages mises ensemble, des recueils de poèmes qui ne circulent que difficilement dans des cercles fort restreints, ceux des amis ou des connaisseurs. Si ces ouvrages trouvent éditeur (on peine alors à accéder — on renonce dès le départ — aux services d’un diffuseur), ils ne parviennent qu’après un lent et hasardeux cheminement entre les mains du lecteur. Souvent, l’auteur lui-même a charge de distribuer lesdits bouquins. Bien en marge, donc, des canaux commerciaux traditionnels. Cela leur confère une sorte d’aura. Poésie du petit livre insolite, de la parole rare et fragile.
Il arrive aussi que ces livres ressortissent à l’artisanat sinon à l’art. L’œuvre combien discrète de Marc Syren touche à ces domaines de la petite sinon de la microédition. Ainsi, ces livres-objets parus à l’Atelier des Grames (Vaucluse), minuscules et façonnés avec soin : Voyelles en partance (1993) ou La parole faite oiseau (2006), qui sont devenus des raretés bibliophiliques, presque des unica.

Cela se joue dans le silence, sinon dans l’indifférence la plus totale. Un peu à côté des choses qui font, dit-on, le monde, mais au plus proche de la vie. Oh ! une vie un peu recluse. À part.
Pour un peu, on y verrait une forme de sainteté. Hagios, le pur, le séparé. Le sacrifiable aussi bien. Il faudrait alors imaginer une sainteté sans autel possible.
Quelque chose qui œuvrerait en pure perte. La charité vraie étant l’autre nom de la poésie.
En octobre 1992, France 2 consacra un petit reportage à Marc Syren à l’occasion d’une de ces impulsions culturelles jacklanguisées façon Printemps des Poètes, baptisée La Fureur de Lire. (L’argent public dépensé pour une bonne cause, il convient que l’on applaudisse, je suppose.) Le portrait est touchant, mais je ne suis pas bien sûr qu’il nous éclaire sur le véritable retrait du poète. Ce n’est pas l’objet de toute manière. On cherche ici à établir le portrait-robot du poète en ce qu’il n’est pas, à diffuser son signalement, parole et présence filmées du poète à l’appui. Dont acte.
Ce petit documentaire brosse le portrait d’un passionné, d’un mordu, d’un sacrifié aussi bien. Parce qu’on n’en veut pas vraiment, d’hurluberlus de la sorte. Il faut qu’on les fixe (comme on dit des malades mentaux dans la folie), qu’on les identifie une bonne fois pour toutes. Il est quelque chose de proprement désarmant à ces images que nous concède un grand canal d’information, en fin de JT quelque part entre la poire et le fromage : voici le lecteur, nous dit-on, le poète en devenir. Ce grand bonhomme libraire à mi-temps est une figure de l’Impossible. Ne vous avisez pas de l’imiter.
Car la poésie finit toujours mal, c’est ce que clame au bord de l’eau sur fond larmoyant d’Erik Satie, cette vignette audiovisuelle au pathos enlevé (et Marc Syren, sa charité, n’y est pour rien). Dans notre société franchement effarouchée, une des vertus lénifiantes des médias consiste à désarmer pensée et poésie.
Le retrait hagiologique du poète est donc devenu une condition nécessaire à la survie du poème. Me vient à l’esprit la formule merveilleuse de Mallarmé (sans doute sommes-nous plus que jamais ses contemporains), selon laquelle le poète est « en grève devant la société ». Ceci établi, il convient de domestiquer le sauvage, de le mettre au travail. Au moins à mi-temps. Ou mieux, on cassera sa grève en le faisant entrer tout entier dans l’espace médiatique, lui et son habitat (l’appartement est bordélique, c’est encore mieux), le temps d’un reportage à la commisération suspecte, dont l’éthique télévisuelle correspond ni plus ni moins à celle du montreur d’ours.
Ce qui console de la vue de ces images (elles sont néanmoins touchantes, la sainteté ne se laisse pas mettre en boîte), c’est que le poème de Marc Syren témoigne d’un chemin fragile et contemplatif. Bien sûr, ses plaquettes sont désormais introuvables et l’on aura d’autant plus de mal à emprunter ce sentier.
Dans sa préface à L’Impeccabilité des sources (La Bartavelle, 1997), Bernard Noël voit en Marc Syren un Obstiné. On ne saurait lui donner tort. L’Impeccabilité des sources propose un portrait en creux de cet Obstiné. Chaque poème de ce recueil depuis longtemps épuisé débute sur un « je ne suis pas ». Lisant quelques-unes de ces phrases liminaires, qui nous disent, autrement mieux que la télé, ce que l’Obstiné n’est pas, on aura un portrait plus juste, plus parlant de la charité du poème de Marc Syren :
Je ne suis pas sujet à la zizanie quant aux attitudes
un vêtement simple une encre sage suffisent
Je ne suis pas le débraillé aux entournures
le dessein d’être façonne la culasse du geste
Je ne suis pas le bipède hagard devant la lyre
chanter exige de remonter une pente ardue
Je ne suis pas le parolier bu brouhaha
un ciel violet se cacha on a trafiqué l’heure d’été
Je ne suis pas l’objet de l’arbitraire
le coup de semonce fut jadis détourné
Je ne suis pas el mago sur la plage
le monde a faim d’être nu
Je ne suis pas le réceptacle de toutes les tentatives
l’art n’a jamais supporté l’eau de rose le coma de l’absinthe
Je ne suis pas le Souffle et le Verset
les majuscules retombent dans la vase
Je ne suis pas l’autorité se faisant oraculaire
la poussée d’un contretemps fait figure de borne
Je ne suis pas l’oublieux du sens
l’élémentaire se niche à chaque coin de rue
Je ne suis pas le colmateur de brèches
chacun peut convoquer son sourcier
Je ne suis pas au rendez-vous des déclamés
la souffrance n’a pas besoin de belvédère
