pour Fred
Camus jouit d’une immense popularité. Une raison à cela pourrait être que son œuvre, de même que celle de Sartre ou encore celle de Proust, a bénéficié de l’avènement commercial du livre de poche au début des années 50, au grand détriment d’une certaine « aristocratie des lecteurs ». Dans le cas de Proust, le format de poche fut sans aucun doute salvateur : il permit d’étendre le lectorat sinon à madame ou monsieur tout le monde, au moins au plus grand nombre (encore qu’on vise assez systématiquement à nous confisquer Proust [voir ici]).
Camus et Sartre se sont vendus à des millions d’exemplaires, en petit format (les ventes de La Peste ont explosé durant la pandémie de 2020). Ces ouvrages à prix modique trouvant idéalement leur place sur les guéridons des cafés parisiens, autant d’éléments indissociables d’une image désormais un peu passée de la France. Témoins, les jeunes gens suffisants que l’on trouve chez Jean Eustache par exemple, la scène des livres dans Une femme est une femme, Brigitte Bardot avec un volume de la collection « Série noire » posé sur son cul dans Le Mépris. Or, le livre de poche, Proust, Sartre et peut-être surtout Camus (pour ne rien dire de Bardot) participent assez paradoxalement d’une certaine idée de la France, plus ou moins moisie, objectivement rance. Cette France inavouable, Olivier Gloag nous la donne à lire avec Oublier Camus.

Gloag évoque la récupération de cet auteur passe-partout qu’est devenu Camus. « Il est doctement invoqué par toutes sortes de gens, toujours sur un ton à la fois sobre et admiratif : on se saisit de Camus parfois sincèrement — tel un croyant invoquant un saint — mais, bien souvent, de manière plus cynique. » À la manière presque d’un Paul Lefort, Gloag s’intéresse chez Camus au travail de l’œuvre. À mieux dire : il propose de retravailler Camus, de le lire à rebours des différentes doxas, à gauche comme à droite, dont Camus fait le lamentable objet.
Les belles âmes qui se réclament de Camus ne se revendiquent que d’un « humanisme aussi vague qu’ostentatoire ». D’où l’urgence qu’il y a, aujourd’hui, de revenir à cet auteur et de le mettre en crise. Relisant L’Étranger, La Peste et Le Premier homme, Gloag remonte la piste du discours colonialiste chez Camus, et ce dernier n’en sort à l’évidence pas grandi (on sentait bien que quelque chose n’allait pas dans ces romans, avant même Meursault contre-enquête que Gloag analyse à la fin de son livre). L’étude de Gloag est passionnante et subtile lorsqu’il est question d’un Camus pour le moins ambigu, défendant, nous dit Gloag, « l’humanitaire au secours du colonialisme ». Gloag interroge également la notion du bonheur chez Camus, cet eudémonisme gorgé d’un soleil suspect, qui ne fait guère de l’Algérie qu’un problème esthétique sinon sensuel. « C’est l’effacement de l’Algérie et des Algériens mais aussi l’avènement d’une autre échelle morale, où les histoires humaines seraient insignifiantes. »
L’amitié de Camus avec Jean Sénac, ainsi que leur rupture, est admirablement traitée. Les mots du poète sont sans appel : « Celui qui écrit ne sera jamais à la hauteur de ceux qui meurent, déclarait naguère Camus, à une époque où il ne reniait pas encore l’injustice des Justes. » De tout cela, en France, on semble n’en avoir pas eu vent. Ou alors s’est-on obstiné à ne pas lire Camus, occupé qu’on était à le célébrer et à se l’accaparer, d’Onfray à Macron. « Camus, écrit Gloag, n’a jamais su résoudre cette contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme. Pourtant, le voici aujourd’hui consacré emblème d’une synthèse impossible. Camus est une icône utile, il incarne une solution incantatoire. »
Redisons-le, Oublier Camus est une lecture subtile, qui ne se contente pas de vouer le philosophe des lycéens aux gémonies. Dans sa préface à ce livre, Fredric Jameson note fort justement que Gloag « déploie la toile de fond qui, seule, permet de rendre intelligibles les stratégies littéraires et idéologiques de Camus ». De fait, que ce soit au sujet de la question algérienne ou de l’avanie face à Sartre subie après L’Homme révolté, Gloag replace toutes les données dans leur contexte. Et l’on sait gré à l’auteur d’aller droit au but. Mais, au-delà de l’indispensable aspect contextuel, c’est aussi un discours riche et construit, faisant par exemple signe au Southern Thought de Franco Cassano, au sujet duquel je compte écrire ici (je partage décidément quelques rayons de bibliothèque avec Gloag). Comme le signale Cassano, ce que manque Camus, et Gloag le rappelle fort justement, c’est le sens hégélien de l’Histoire à venir, « celle du triomphe inéluctable des opprimés sur leurs maîtres ».
Les « équivoques » de Camus sur la guillotine sont dûment rappelées : « nonobstant ce que laisse à penser la réception contemporaine, qui fait de lui un prophète abolitionniste, ses engagements sur ce sujet furent intermittents et contradictoires. » Là encore, c’est l’Algérie qui remonte à la surface, et Gloag de nous rappeller que Mauriac s’est insurgé suite aux positions de Camus dans les colonnes de L’Express : « Abolir la peine de mort quand on rétablit la torture ? Un peu de logique, voyons, Camus ! »
Retravailler Camus, c’est bien sûr s’intéresser de près à sa réception posthume. Oublier Camus met en lumière la position de Camus quant aux massacres perpétrés par les autorités françaises à Madagascar en 1947, en constatant que Camus est un « tacticien du colonialisme », contrairement à ce que les médias ont pu dire de lui en 2017, pour les commémorations du terrible événement.
Gloag n’oublie pas de relire Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, soulignant les différences que présentent les éditions algérienne et française du roman, la seconde servant, ni plus ni moins à « dédouaner » l’auteur de L’Étranger. Au dossier de la falsification de l’ambigu Camus, du maquillage de ses contradictions, s’ajoute la parution d’un livre monstrueux par le volume (1300 pages) : la correspondance du philosophe avec Maria Casarès en octobre 2017. Salué par la presse, l’ouvrage nous montre cependant un Camus tyrannique sinon misogyne : « on peut qualifier, estime Gloag, son rapport aux femmes d’adversatif. »
L’ambiguïté de Camus ferait de lui un précurseur du postmodernisme, et, de fait, Oublier Camus évoque Oublier Foucault de Baudrillard : « À l’heure où l’on prétend que tout est dit, qu’il n’y a plus de secrets, de censures, au moment choisi pour l’apologie, omettre la louange venue de l’indifférence, attaquer une pensée trop belle pour être vraie, voilà probablement un accident… » (J. B.).