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Les Chemins de l’image (Jean-Pierre Le Goff)

Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) parvient à réactiver la merveille au sein du quotidien, selon une pratique consciencieuse du poème. L’analyse du banal, la banalyse menée et mise en actes par Le Goff obéit aux règles rêveuses et minutieuses du hasard objectif.

La Banalyse (1982-1991) est un mouvement ayant fini assez naturellement par s’occulter, selon le désir même de leurs fondateurs. On ne peut réduire Le Goff à cette seule mouvance, ni à la ‘pataphysique à laquelle il se rattache également. Le Goff donne lieu à ses expérimentations dans les parages drolatiques de la revue Bizarre, du Mont Analogue de Daumal, de la dérive situationniste ou encore de Marcel Duchamp. Pour le dire en termes moins spécifiques : c’est dans la droite ligne du surréalisme que s’inscrivent les « petits papiers » de Le Goff. Le geste de Le Goff est cependant irréductible, rare et unique. Incomparable, au sens que donne Raymond Roussel à ce terme dans Impressions d’Afrique.

Trois ouvrages de Le Goff ont paru au Crayon qui tue : Du Crayon vert (2001), L’Écriture des fourmis (2003) et Les Abymes du Titanic (2006). Trois ouvrages de Le Goff également ont paru aux éditions Grands Champs : Coquillages (2014), Métaux adjacents (2017) et Esquisses de la poussière (2021). Avant cela, un important volume avait paru chez Gallimard, Le Cachet de la Poste (2000), où les expériences poétiques pour les années 1989 à 1999 étaient rassemblées. L’ensemble de ces « petits papiers » était préfacé par Jacques Réda. Quelques petits papiers avaient refait surface dans Arapoética n° 1 (printemps 2000), dans Empreintes n° 9 (février 2007), ou encore dans L’Or aux 13 îles n° 3 (2014), revues plutôt confidentielles mais qui ne manquent pas, chacune, de témoigner de la vivacité du message de Le Goff. Dernièrement, dans la revue Des Pays Habitables n° 5 (mars 2022), paraissaient six petits papiers inédits, dont celui relatif à la jubilatoire attente de la Grande Marée du 9 septembre 2006 sur la plage de Trez-Malaouen :

J’attendrai, avec les personnes qui m’accompagneront, le retirement le plus bas de la mer, qui se situera vers 1 h 20 du matin. […] Il serait prudent, si vous voulez m’accompagner, de vous munir de nourritures, de boissons et aussi d’un petit lainage pour ces instants de pure présence, sans oublier la lampe électrique qui pourrait vous être utile.

La même revue exhumait Le Journal de neiges à l’occasion d’un hors-série (septembre 2022) dont j’ai parlé sur le présent blogue [voir ici]. Le Vent dans les arbres (Le Cadran Ligné, 2023), solide ouvrage de poésie, avait lui aussi fait l’objet d’articles de ma part, ici et . Voici, toujours au Cadran Ligné, Les Chemins de l’image, ouvrage très attendu de quelques lecteurs par avance fascinés, qui est en somme la suite du Cachet de la poste.

Expert incontestable en ces questions et paréidologue patenté, Sylvain Tanquerel signe une belle postface aux Chemins de l’image, où est mise en lumière la manière dont Le Goff « tire le fil » de ses rêveries. Vingt années durant, Le Goff a invité par voie postale quelques correspondants à une sorte de chasse au trésor où le quotidien est remotivé par les puissances d’un grand rêve éblouissant. Il nous est donné aujourd’hui de relire ces petits papiers, ces plis colorés. Nous voici donc, à la lettre, à nouveau dans les petits papiers de Le Goff.

Le cérémonial induit par les petits papiers de Le Goff obéit à une mécanique qui n’est pas sans évoquer Le Secret de La Licorne. Ce sont de petits papiers justement, enroulés dans le mât de maquettes de navires, qui vont mener Tintin et le capitaine Haddock sur la piste du trésor de Rackham le Rouge. Trois frères unys. Trois Licornes de conserve vogant au Soleil de midi parleront. Car c’est de la lumière que viendra la lumière. Et resplendira. On se souvient de l’énigme motrice du récit de cette aventure de Tintin. Beau comme du Jules Verne, beau comme les énigmes des Enfants du capitaine Grant.

Au début de l’album de Tintin, le brocanteur voit en la maquette de La Licorne une sorte de « caramelle de l’ancien temps ». Caramelle pour caravelle, c’est le jeu sur la paire minimale, chère à Roussel; l’accroc dans l’ordre des mots qui va permettre d’ouvrir le monde. Chez Le Goff, l’ambigrammie est constante, une paréidolie opère sur le tissu des mots. On découvre « trou » et « verge » lorsque s’unissent les adjectifs « rouge » et « vert », selon la trouvaille de Jean Dupuy. Les toponymes motivent eux aussi l’expérience poétique, la fixent en des lieux géographiques réels, en rase campagne souvent, ou en plein carrefour parisien. Et Le Goff de construire à son tour un dispositif rouge et vert, avec des clins d’œil appuyés à Duchamp :

S’il y a du gaz à tous les étages, il ya du gazon dans toutes les régions. Parfois le gazon est rouge, parfois le gazon est vert. Il est vert à Valenciennes, dans le Nord, puisqu’un lieu de la ville s’appelle Vert-Gazon; il est rouge à Saint-Maurice-sur-Moselle, dans les Vosges, puisqu’un lieu-dit se nomme Rouge-Gazon. Je me porte naturellement à joindre ces deux gazons.

[…]

J’irai à Vert-Gazon et à Rouge-Gazon à des dates indéterminées. Je me rendrai au Point de l’Observateur le dimanche 2 juin 2002. Accompagnez-moi si vous voulez voir. Mais voir quoi? On verra.

L’impeccable méthode de Le Goff, poète opiniâtre et grave comme un enfant qui joue à être pompier ou pilote de ligne, est indissociable de la blague. D’une blague menée sérieusement, sans esprit de sérieux. C’est ainsi et pas autrement que la vision doit se faire. Au petit bonheur de la trouvaille : on verra ce qu’on verra. Mais il continue :

De toute manière ce lieu de potentialités stéréoscopiques vous permettra d’y combiner les courbes de niveau du territoire avec vos circonvolutions cérébrales. Vous pourrez y dresser les reliefs des rêveries que le lieu délivrera. Peut-être sera-t-il aussi, par substitut, le point à partir duquel le regardeur considère le tableau. Ne doutez point, il sera sûrement un véritable point de vue. Nous y gambaderons sur la pelouse de la rétine.

Marcel Duchamp est ici très présent, par les mots mêmes employés par Le Goff. Au début du Secret de La Licorne, on s’arrache le trois-mâts, cent francs, deux cents francs, trois cents francs, cinq cents francs, mais c’est Tintin qui emporte La Licorne avec lui, pour l’offrir au capitaine Haddock. Plus tard, dans Le Trésor de Rackham le Rouge, Tintin aura l’air d’une miniature face à l’épave du navire.

© Hergé / Tintinimaginatio 2017

À la page 40 du Trésor de Rackham le Rouge, Tintin entre dans la Licorne. D’un album à l’autre le monde s’est renversé, Tintin dans son scaphandre est passé de l’autre côté. Sur une demie-page, on voit l’épave, un superbe paysage sous-marin, un paysage qui ondule.

Tintin est dans le ventre de La Licorne. Le Goff, lui, fait entrer la bouteille dans un paysage, ou l’inverse : « C’est-à-dire passer de la bouteille dans le paysage au paysage dans la bouteille. » On remontera quantité de flacons de rhum depuis l’épave de La Licorne, et Le Goff rêve justement à un paysage mis en bouteille : « Peut-être plus tard viendra-t-il à l’idée de quelqu’un que ce paysage-bouteille contient un message, à moins que nous-mêmes trouvions, à l’intérieur de cette bouteille jetée dans les ondulations du paysage, le signe qui susciterait une autre histoire à parcourir. » Ce paysage qui ondule est aussi bien celui de l’épave de La Licorne. Une autre histoire à parcourir…

Les bouteilles reviennent chez Le Goff. Il y a « Une seconde bouteille » dans Les Chemins de l’image. On peut aussi relire « Bouteilles consignées » dans Le Vent dans les arbres, et cela nous mènera encore ailleurs :

Je voulais décrire certaines variétés de bouteilles (celles réservées aux vins, à l’alcool) en en consignant un ensemble. Je me proposais de me tenir aux termes descriptifs purs afin de donner, par écrit, l’impression la plus juste. Me limiter en somme à un catalogue en empêchant toute espèce de réflexion d’y entrer, réduire les phrases à la coquille, à l’emballage, me situer exclusivement du côté du contenant et non du contenu. Dans le courrier que je voulais envoyer, je désirais ne donner aucune importance à la lettre et les donner toutes à l’enveloppe. Voir dans un texte se voulant impersonnel quelle est la part de « je » que je pouvais exclure. « Je » a réussi à glisser son pied entre la porte et le bâti, j’ai résisté difficilement à son intrusion. De mon propos il ne reste que traces insignifiantes. Les apartés, les considérations ont formé lie, dépôts, ils ont « culotté » la bouteille que je voulais nue.

Jean-Pierre Le Goff, 15 février 1986. Photographie de Fanny Viollet.

Les Chemins de l’image nous mènent résolument loin, mais cet ouvrage est d’autant plus précieux qu’il nous remet joyeusement sur la piste de notre propre faculté de rêverie. De fait, oui, le trésor est là, dès le début, à Moulinsart. Redisons-le avec Le Goff : « De toute manière ce lieu de potentialités stéréoscopiques vous permettra d’y combiner les courbes de niveau du territoire avec vos circonvolutions cérébrales. »

Les aventures de Jean-Pierre Le Goff pourraient donner lieu à quelques beaux albums de bande dessinée. Le Goff lui-même semble un personnage issu d’une bande dessinée. La manière dont il mène son poème sur les sentiers qui bifurquent entre le Même et l’à-peu-près fait furieusement penser à cet autre moustachu bédéesque, Raymond Roussel. Le voyage que ce dernier effectua à Tahiti en 1920 obéit à à une méticuleuse pratique du hasard.

Chez Roussel, chez Le Goff aussi bien, la coïncidence semble suscitée, comme captée par ce « nominalisme errant » (Philippe G. Kerbellec) qui fait que Roussel s’amuse de trouver une rue de Rivoli à Tahiti (« juste à l’envers de celle de Paris »). Cette foi en les signes qui ne fait du réel qu’une sorte de confirmation du poème, comme si le monde ne venait qu’après, poussera Roussel, toujours lors de ce séjour à Tahiti, à se recueillir solennellement sur la tombe présumée d’un personnage de Pierre Loti.

Raymond Roussel à Tahiti, 1920

Gestes irréductibles, incomparables, rares et uniques que ceux de Roussel ou de Le Goff. Quelque chose se trame dans les mots, qui a lieu dans le paysage, pour qui sait le lire, le rêver sinon le délirer. Le Goff le dit bien dans Les Chemins de l’image, lorsqu’il parle de « ce jeu de miroitements qui se déclenche en mon esprit quand, au cours d’une lecture, une image en rencontre une autre que ma rêverie a déjà explorée ». La trouvaille chère aux Surréalistes s’effectue sur un chemin déjà parcouru. L’image fait retour. La rue de Rivoli, La Licorne, le paysage en bouteille et la bouteille en paysage flottent idéalement dans mon esprit. « La surprise produit des glissandos de satisfaction que je traduits par des picotements de petites lumières. » C’est la grande, unique aventure du poème.

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