
Lire Dante. Est-ce seulement possible ? Lit-on Dante seulement ? Peut-on imaginer un lecteur d’aujourd’hui, une lectrice de maintenant, lisant Dante à la manière dont Adam et Ève, mettons, virent l’Éden pour la première fois ? Nous sommes tributaires d’une sédimentation culturelle, d’un empilement vertigineux de lectures souvent abyssales, d’interprétations de Dante dont témoignent notamment les seize volumes de la Enciclopedia Dantesca. Tâchant de réemprunter des chemins fort courus pour certains, je propose de retrouver le fil de lectures inspirées ou de sentiers critiques qui mènent à cette œuvre dont on ne parvient pas à épuiser la signification, encore moins la modernité.
Car quelque chose avec Dante immanquablement nous dépasse.
On n’apprécie cette œuvre inouïe, particulièrement la somme poétique ou le grand roman d’aventures dans l’au-delà qu’est la Commedia, que dans une bibliothèque qui a commencé bien avant nous — avant Dante lui-même — et qui n’a de cesse de s’agrandir. Preuve en est que, dans Seven (1995), c’est en déambulant entre les rayonnages d’une grande bibliothèque américaine que Morgan Freeman découvre Chaucer, mais aussi la Divine Comédie. Brad Pitt est quant à lui moins studieux, qui abandonne sa lecture sur un « fucking Dante ! ».
Le film de David Fincher trouve un ancêtre dans Peur sur la ville (1975) d’Henri Verneuil, où le tueur en série était lui aussi un grand lecteur de Dante (Belmondo tenait le rôle de la belle gueule, avant Brad Pitt). Au chapitre des serial killers, Hannibal Lecter, le personnage mémorable de Thomas Harris immortalisé à l’écran par Anthony Hopkins, est lui aussi un amateur de Dante. Adapté d’un roman de Dan Brown, Inferno (Ron Howard, 2016) se place assez lamentablement dans le sillage de Dante — à ces œuvres, livre et film de peu de souffle dont il convient que l’on oublie à peu près tout (qui se souvient encore de Dan Brown ?), on préférera La Main de Dante (2003), polar jubilatoire de Nick Tosches.
Dante, c’est incontestable, est devenu davantage qu’un phénomène littéraire : il nourrit l’imaginaire du grand public, et ce n’est pas seulement affaire de bibliothèques. Les références au poète sont nombreuses dans le domaine du jeu vidéo (où l’on recycle l’Enfer presqu’aussi souvent que les visions de Lovecraft), un groupe de pop irlandais s’est baptisé The Divine Comedy et Thom Yorke, le chanteur de Radiohead, nous explique quant à lui que Hail to the Thief (2003) est inspiré par l’Enfer de Dante. Cela pour la modernité de Dante, dont on pourrait multiplier les exemples, tant les visions les plus désespérées de cet homme à cheval sur les treizième et quatorzième siècles nous sont contemporaines.
L’horrifique primerait donc chez Dante. Le terme « dantesque » est entré dans la langue française au dix-neuvième siècle, où il prend généralement le sens d’effroyable. C’est que l’un des principaux contresens pour ce qui est de Dante consiste à réduire son œuvre à l’Enfer. Ce livre ou ce lieu nous parle tant, estime Schopenhauer, car, portant incontestablement un regard sur notre monde réel et concret, Dante parvient à lui donner sa profondeur en tant que pire des mondes possibles.
Si l’œuvre de Dante constitue une passerelle entre Moyen-âge et Renaissance, elle est aussi un carrefour d’échos, qui se réverbèrent jusqu’à nous. La porte de l’Enfer selon Rodin n’a pas fini de nous rappeler à notre incurable misère. Et Delacroix a su nous faire grimper sur la barque de Dante. Il faudrait pouvoir écrire l’histoire de ces distorsions et de ces transformations ; donner à lire le grand rêve suscité par le « salmigondis d’un goût bizarre » de la Divine Comédie (selon Voltaire), mais aussi par l’amour courtois contenu dans les Rimes et surtout dans Vita Nova (texte plus fulgurant qu’on pense), par le théâtre singulier d’une œuvre-vie également, d’un poète qui sut mettre autant de pensée, de politique, que d’émotion dans son poème. Il faudrait, ce faisant, mieux comprendre l’œuvre, extirper Dante de sa poix dantesque et gravir la montagne du Purgatoire (et avant cela, se cramponner au cul de Dité au moment de passer de l’autre côté du monde), en ne manquant pas de saluer Belacqua, et ensuite, une fois que le païen Virgile nous aura faussé compagnie, écouter Béatrice, pour mieux se livrer à elle. Elle-même, on ne le sait que trop peu — on lit rarement aussi loin —, sera relayée par Bernard de Clairvaux au trente-et-unième chant du Paradis.
D’aucuns, dont je suis, ont découvert Dante à travers la traduction de Jacqueline Risset. De nombreuses traductions lui ont précédé (Rivarol, Lamennais, Masseron, etc.). D’autres ont succédé, et cela n’est pas fait pour s’arrêter. Certaines traductions ont plus de succès, de persistance ou de durabilité que d’autres. À mes yeux, celle de Risset reste la voie d’accès galvanisante au grand poème. Sans doute que l’on découvre désormais Dante à travers les travaux de René de Ceccaty ou de Danièle Robert. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les traductions et les rééditions se multiplient à l’approche du sept-centième anniversaire de la mort du poète.

Dans un essai récent, Tiphaine Samoyault évoque la traduction de la Divine Comédie par André Pézard : « Elle fait résonner le modèle dantesque, mettant en dialogue les langues et les cultures de l’espace européen médiéval tout en donnant au poème son air de pays lointain, son atmosphère de conte de fées. Toutes les grandes traductions sont néologiques. » (Traduction et violence, 2019, p. 77). Alors que Pézard ne saurait l’emporter (il francise Francesca en Françoise au chant cinquième de la Comédie), la « sylve obscure » dans la traduction de Jean-Charles Vegliante est loin de me déplaire ; si l’on pense aux elfes sylvains dans le domaine de la fantasy, c’est aussi et surtout que la « sylve » est très proche de la « selva oscura » dans la langue de Dante, idiome lui-même largement, superbement néologique (le « trasumanar » du premier chant de Paradiso en est sans doute l’exemple le plus célèbre). Sans doute que tout poème est néologique. Faire un poème, c’est trouver une langue, comme dit Rimbaud, mais une langue toujours-neuve. L’audace de Dante, qui ne me parvient pas seulement à travers Dante, mais aussi par le génie de ses traducteurs et exégètes — cette audace flamboyante donne le sens d’une langue toujours mouvante et renouvelée. La vivacité de Dante est aussi garantie par celles et ceux qui revisitèrent l’œuvre, et surent parler poétiquement depuis ce point précisément de la culture occidentale.