Ora ha Giotto il grido
(Purgatorio)

Vendredi, 4 février 1994, plateau de l’émission animée par Antoine de Caunes et Philippe Gildas, Nulle Part Ailleurs. Stéphane Saunier en est alors le programmateur musical. Qui a vu se souvient. Successivement, sur le plateau de Canal, on verra interprétés ce soir-là, juste après les Guignols : « Rape Me », « Pennyroyal Tea » et « Drain You ».
Ce sera surtout un cri. Il est un peu plus de vingt heures. On change de décor. In Utero vient de sortir dans les bacs, que l’on peut écouter en « plantant, dit de Caunes, un soc de charrue dans les sillons d’une galette noire de trente centimètres de diamètre, qui tourne à la vitesse de trente-trois tours un tiers à la minute ». Au second plan, on déplace des baffles, on aperçoit le guitariste intérimaire Pat Smear. Pat Smear, qui fut, entre autres, musicien de Nina Hagen, amant de Courtney Love. Pat Smears aime à jouer de la guitare pieds nus. Aussi ôtera-t-il ses pompes après « Rape Me ».
Le concert aux mille bougies, comme à l’occasion d’une veillée funèbre, le concert testament parmi les lys, l’unplugged de New York, le mythique concert acoustique donné pour MTV où furent repris un morceau de Bowie, une composition très méconnue des très oubliés Vaselines, quelques chansons des guère plus fameux Meat Puppets, une chanson de Leadbelly (parfait inconnu, avouons-le), tout cela, lys, bougies et anthologiques reprises, est déjà derrière eux. Voilà. Que reste-t-il ? Une tournée en France qui sera avortée en cours de route. Maux de ventre, malaises, overdose, etc. Et Rome est encore à venir.
4 février 1994. Première apparition télé du groupe en France. Appeler cela un événement. Kurt se flinguera deux mois plus tard. À cette nouvelle, dit-on, toutes les autos de Seattle s’immobiliseront un instant. On ne se rend pas bien compte.
J’imagine pour ma part les Last Days de l’idole grunge : un gamin halluciné, errant par les rues de Seattle, un peu comme une bête traquée. Maigre, clope au bec, celui que l’on nomme simplement Kurt porte un de ses gilets élimés, une camelote de T-shirt, un jean pourri, chausse des baskets pas mieux. Sa barbe est de paille. Il va prendre feu. Quelque chose de l’éternel adolescent. Teen spirit. La nonchalance d’un petit dieu sous acides. Manière de punk. Dionysos émacié, fatigué. Il ne réalise plus. Ne jouit plus. On ne se rend pas bien compte. Il a lu l’histoire de Jean-Baptiste Grenouille, et redoute cette fin : « Chacun voulait le toucher, chacun voulait en avoir sa part, en avoir une petite plume, une petite aile, avoir une étincelle de son feu merveilleux. Ils lui arrachèrent ses vêtements, ses cheveux, l’écorchèrent, le plumèrent, l’assaillirent comme des hyènes, plantèrent leurs griffes et leurs dents dedans sa chair pour dilacérer ce dieu vivant. » C’est ma foi presque aussi rock’n roll que chez les Anciens. Il existe une photo datant de 1970 où l’on voit un autre de ces géniaux suicidés de la société, Jim Morrison, hilare, en plein Seattle justement. On lui trouve un air de Kurt Cobain sur ce cliché pris par Frank Lisciandro dans la ville émeraude : cela est lié au sourire sans doute, diabolique et enfantin. C’est d’autant plus frappant que les photos prises de Morrison en 1970 nous montrent d’ordinaire un personnage bouffi, dont le visage est mangé par une barbe qui ferait presque penser, un peu sale, à celle de Walt Whitman. Ici, en 1970, dans les rues de Seattle, c’est Kurt Cobain mal rasé, hilare, que j’ai envie de voir, en surimpression sur la silhouette quasi féline de Morrison. Ce n’est pas la bête traquée, camée jusqu’à l’os. Ni un ange, on l’aura compris. C’est déjà Grenouille.

Il y a ce film tellement complaisant — affreux et bucolique — de Gus van Sant, que tout le monde ou presque, heureusement, a oublié. Ce film librement inspiré des derniers jours de Kurt Cobain, aux interminables plans séquence, aux travellings prétentieux (cinéma d’auteur, mettons), irregardable pour qui a vu Kurt sur Canal, pour qui verra Kurt parmi les lys, pour qui a une fois dans sa vie planté le soc dans les sillons de la galette noire. Ce machin pathétique vaut bien mieux, cependant, mille fois mieux que l’iconologie du guitar hero vaguement, piètrement rimbaldien, mort comme Morrison, comme Hendrix, comme Joplin, comme Brian Jones à vingt-sept ans, tu parles d’une galerie de crevés, ce mauvais métrage plein d’afféterie vaut mille fois mieux que le mythe abominable et vain que l’on sert quotidiennement sur papier glacé à des gamins comme revenus de tout. On croirait d’ailleurs qu’ils ont fait la guerre ces mômes, sursaturés qu’ils sont de mauvais pixels, l’image-mouvement semblant aller pour eux de soi.

C’est surtout un cri ce soir-là, peu après vingt heures, sur le plateau de Canal. Le trio grounge (comme dit malicieusement de Caunes) vient d’interpréter « Rape me » impeccablement, « Pennyroyal Tea » non sans un petit accroc, c’est de grunge rigueur, dû à la guitare fatiguée de Kurt, avant le dernier refrain. Kurt remercie après ce morceau qui n’est pas le dernier, du bout des lèvres. Je préférerais croire en la maladresse du timide. Le public réclame un troisième morceau. À l’évidence, ce bis est téléphoné. Nirvana accepte, enchaîne sans attendre, c’est prévu ainsi dans le contrat, et le temps presse. Il reste, à tout casser, deux mois. Et voici, cher public, « Drain you », morceau extrait cette fois-ci de l’album Nevermind.
One baby to another says
I’m lucky to have met you
I don’t care what you think unless
It is about me
It is now my duty to completely drain you
A travel through a tube and end up in your infection.
On a beau jeu de souligner la hardiesse, l’étrangeté du propos, de pointer la simplicité de la musique. Et je ne suis pas bien sûr que Cobain fût ce que l’on peut appeler un grand chanteur. Tout juste une voix, mais cela suffit. Car l’équilibre fragile de ces morceaux musicalement pauvres, combien efficaces, dépend tout entier de la voix criarde, au bord de la rupture, de Kurt Cobain.

Le biographe de Cobain, Charles R. Cross, rapporte que, en tournée à Rotterdam, le chanteur ne disposait pour seul bagage que d’un vieil exemplaire de Naked Lunch, l’ouvrage fameux de William S. Burroughs. Cobain et Burroughs enregistrèrent un morceau ensemble, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Il faut croire que l’écrivain fascinait le chanteur : celui-ci lui demanda de jouer le rôle du crucifié dans le clip pharamineux de « Heart-Shaped Box ». Burroughs refusa.
She eyes me like a pisces when I am weak
I’ve been locked inside your heart-shaped box for a week
I was drawn into your magnet tar pit trap
I wish I could eat your cancer when you turn black
C’est ce que l’on peut nommer un quatrain typique de Cobain, qui va plus loin encore, dans l’étrangeté et la hardiesse, que « Drain you ». « Elle me zyeute comme un natif du poisson quand je suis faible / On m’a enfermé dans ta boîte en forme de cœur pour une semaine / J’ai été attiré dans ton piégeux bourbier magnétique / J’aimerais pouvoir bouffer ton cancer quand tu auras viré noir. » Sans doute n’est-ce pas de la très grande poésie, mais il faut entendre cette strophe chantée. Là encore, c’est la voix, la présence fantomale de Cobain qui scelle l’acte magique. On ressent l’influence littéraire et diffuse de Burroughs, dans les images qui collent au corps, dans cette affaire de cancer, mais aussi, à la fin du morceau, dans ce cordon ombilical — noose, c’est aussi bien un nœud coulant — par lequel on remonte aux origines.
Throw down your umbilical noose so I can climb right back
In Utero. Soit. Autant dire, retour à la tombe. Elles nous accouchent à cheval sur la tombe, c’est dans Beckett. Mais ça pourrait tout aussi bien se trouver chez Shakespeare qui a toujours raison, alors ?
Les deux hommes se rencontrent au domicile de l’écrivain à Lawrence, Kansas, en novembre 1993, discutent de choses mystérieuses, de la pluie, du beau temps, mais il n’est pas question de drogue. Kurt crame clope sur clope, ne boit pas. Il remet à Burroughs, et la lui signe, une biographie de Leadbelly, bluesman et artiste folk révéré de tous, de nous tous, pas vrai ? Le vieil homme ne lui a pas montré sa collection d’armes, a offert une peinture au gamin dont il évoquera plus tard le teint prématuré de cadavre.
Autre influence, on l’a vu, celle de Patrick Süskind, dont le nom figure, avec celui de Burroughs, dans les remerciements d’In Utero. La deuxième chanson de l’album, « Scentless Apprentice », est assez transparente : c’est de Jean-Baptiste Grenouille dont il s’agit. Pas de doute. « La haine qu’il éprouvait à l’égard des hommes restait sans écho de leur part. Plus il les haïssait, plus ils l’adoraient comme un dieu, car ils ne percevaient de lui que l’aura qu’il s’était arrogée, son masque odorant, son parfum volé, et celui-ci était effectivement digne d’adoration. » Bien que Kurt n’appréciât guère Scott Fitzgerald et Hemingway (lequel se fit sauter le carafon), il admirait, s’en étonnera-t-on ? Samuel Beckett. Il me plaît d’imaginer les Last Days de Cobain à Seattle, envisagés sur le mode drolatique et grinçant de Molloy. « Il est inutile d’insister sur cette période de ma vie. À force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire. » C’est sur ce point précisément, l’absence de comique — Kurt ne manquait pas d’humour — que, de travelling en plan séquence, continuant pathétiquement une méditation initiée avec le splendide Gery et prolongée avec le tiède Elephant, que van Sant se trompe, lamentablement se goure, faisant une fois encore du bon cinéma d’auteur, en dressant le portrait doloriste d’un rebelle déjeté, savoir, ce Blake librement inspiré de Cobain, qui n’est jamais, cher public, que l’icône prostrée, une de plus, de dame Amérique, vêtue comme il se doit d’une robe de catin, armée comme il se doit d’un fusil de chasse : ultime appartenance, il est vrai, à la galerie des crevés. Au reste, comment raconter cette histoire ?
C’est surtout un cri. Nous sommes sur le plateau de Nulle Part Ailleurs. Stéphane Saunier, qui a un sérieux passé dans le métal, est programmateur musical de l’émission. C’est à l’époque pas si lointaine où il se passait encore des choses, même téléphonées, sur le petit écran. Le sympathique trio de Nirvana auquel s’est adjoint Pat Smear est endimanché, et cela surprend, et cela jette franchement. On n’est pas grunge sans être un tant soit peu dandy. Le géant yougoslave, Krist Novoselic, a remonté les manches, que voulez-vous ? il joue bien. Dave Grohl se donne à fond. Pat Smear, punk authentique, le guitariste de The Germs, assure. « Drain you » est peut-être le morceau le plus abouti du répertoire de Nirvana. C’est le passage instrumental. Kurt se défait de sa Fender, la jette par-terre, comme lassé de ce jouet déglingué. Il compte en découdre, le temps presse, deux mois, à tout casser.
Tout casser. C’est devenu, sur la scène rock, une figure imposée, casser le matos. Depuis The Who, disons. Pour Nirvana, la canonique destruction de matériel, on la trouvera dans le Live & Loud de décembre 1993. Lors de cette farce épique, Cobain fait la gueule sans désemparer, à deux instants près. Il bouscule les enceintes, produit comme il peut tous les larsens qu’il peut, lance à plusieurs reprises sa guitare très haut dans les airs, la piétine, etc. Destruction canonique de matos. Soit. Il crache sur la caméra également, ce qui ne manque pas de déclencher le sourire absolument insane qu’on lui connaît. Mais il y a mieux encore. La strato envoyée valdinguer une bonne fois pour toutes dans le coin de la batterie de Grohl, il tend un miroir au public, singe ses puants adulateurs, les applaudit en adoptant la pose affectée du crétin. Je vous emmerde. Grenouille là encore. « Ce qu’il aurait souhaité plus que tout, ç’aurait été de les rayer tous de la surface de la terre, ces êtres humains stupides, puants, érotisés, tout comme naguère il avait rayé les odeurs hostiles, dans le pays de son âme entièrement noire. » Et Jean-Baptiste Grenouille, créature exsangue du spectacle, de rejeter sa tignasse de côté, de quitter la scène, le visage fermé.

Vendredi, 4 février 1994. Plateau de Nulle Part Ailleurs. Il est un peu plus de vingt heures. C’est l’instrumental. Kurt vient de balancer sa Fender Mustang un peu déglinguée. Il se concentre. Force et fragilité. Romantisme, je veux bien. Il tourne autour du micro, entraîne le pied en arrière avec lui, tourne le dos, revient sur l’avant de la scène dans la transe étrange de qui veut en découdre — il est face au Mur — sa main baguée s’agrippe au micro, la tignasse est retombée sur la face de Grenouille, et c’est le Cri. Dernier refrain, pour la forme (c’est dans le contrat) et celui qui fait la gueule et nous hait comme personne, d’une haine à mesure érotique — Jean-Baptiste Grenouille quitte la scène sans demander son reste. À l’évidence, il n’y a plus de bis possible.
On aimerait que le reste soit silence.
[16 juillet 2009]