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Le cercueil de Sciascia

Leonardo Sciascia
Leonardo Sciascia (source)

Dans une librairie ancienne à Catane, je rencontrai un vieil homme. Son fils tenait la boutique. Le vieux était là, assis dans l’obscurité, les deux mains posées sur sa canne. Nous avons un peu conversé ensemble. Ou plutôt, il monologuait, parlait tour à tour de Verga, Zanzotto, Lucio Piccolo, Pound, d’Annunzio, Pirandello, Carducci. Ça n’avait, si je puis dire, ni rime ni raison. Une sorte de vertige démentiel. Le fils s’excusa presque auprès de moi. J’étais un peu pressé ce jour-là. Tout juste si j’avais eu le temps d’aviser les Poesie in inglese de Beckett, un tout petit volume de chez Einaudi. Le vieux m’attrapa par le bras et me dit de revenir le lendemain. Le fils soupira, bien sûr le signore francese va revenir demain, allez laisse-le.

J’étais à Catane pour quelques jours, c’était ma première exploration de la Sicile. J’avais derrière moi Palerme et Syracuse. Catane était terne en comparaison.

Il ne faut pas croire ce que dit Lawrence Durrell. On s’emmerde vite au soleil de Catane.

Alors, le lendemain, je retournai à la libreria, pour y prendre les poèmes de Beckett.

Le vieux était là. Il s’était habillé pour l’occasion : un élégant costume en toile sombre, qui flottait un peu sur ses épaules fatiguées. Le fils fut surpris de me revoir. Son père lui fit un de ces eh ! péremptoires qui veulent à peu près tout dire en Italie. Eh ! je t’avais bien dit qu’il reviendrait.

Le vieux repartit sur ses auteurs. Il était comme un gosse, me prit le volume de Beckett des mains, se mit à lire un passage de Whoroscope, qui le fit beaucoup rire. Puttanoroscopo — c’est bien sûr beaucoup plus drôle en italien, dans la bouche d’un vieux fripon endimanché.

Sei finalmente maturo,

esile pallido tordo mio dal doppio-petto ?

Nous bredouillions lui et moi dans un pidgin pas triste, anglais, italien, français, un sabir d’où jaillissait quelquefois un vers de Dante, un fragment de Leopardi ou encore, tout d’un bloc, la Charogne de Baudelaire, poème que le vieux récitait avec une superbe solennité. Eh ! conclut le fils, pas peu fier des amours décomposées de son aîné.

Là-dessus, le vieux sortit un vieil album, lequel contenait diverses coupures de presse, des photos, des images pieuses aussi. Il me montra des photos de lui, plus jeune, un bel homme. Il se tenait à côté d’Andrea Zanzotto, dont il me récita aussi sec quelques vers. C’était une photo amusante, où Zanzotto avait son air malicieux, un bonnet rouge à la con sur la tête. Comme le Dante, dis-je. Ce qui fit rire le vieux bien sûr.

Come il Dante !

Nous avions beaucoup divagué ensuite, mais il tenait impérativement à me montrer une série de photos qu’il avait prise à la volée, lors de funérailles. Il désigna un homme qui portait le cercueil, un de ses amis. Mais surtout, dans la boîte, il y avait un écrivain de très grande envergure que je connaissais un peu (c’était même, je peux le dire, à cause de lui que je me retrouvais en Sicile lors de cet été 2013 : son enquête sur les derniers jours de Roussel à Palerme m’avait littéralement mené au Grande Albergo et des Palmes) : le vieux avait assisté aux funérailles de Leonardo Sciascia, et il tenait à m’en montrer des photos. Les Siciliens, c’est bien connu, entretiennent un rapport singulier à la mort. Des clichés plutôt flous et assez mal cadrés. Le vieux avait pris des photos tristes et pathétiques. Des polaroids ratés, une lumière jaune pisse un jour de novembre à Racalmuto, avec au premier plan une petite fiat rouge et, derrière, le cercueil où était Sciascia, qu’un des amis du vieux aidait à porter.

Je veux croire qu’ils sont nombreux sur cette île, ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’enorgueillissent de connaître l’un ou l’autre des gus qui portaient le cercueil de Sciascia.

Sciascia, deux syllabes qui chuintent et qui traînent, un nom qui ne veut pas rien dire en Sicile.

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