This is the strangest life I’ve ever known
(« Waiting for the sun », album Morrison Hotel (1970))
Les chats, c’est bien connu, disposent de neuf vies. Et les lézards alors ? Autoproclamé Roi Lézard, James Douglas Morrison (1943-1971) aura connu de nombreuses vies. Construction consciente d’une mythologie dionysiaque, déchirantes bacchanales sur Sunset Strip, apparitions scéniques pour le moins stoned immaculate, grande mue rimbaldienne du psychédélisme au blues effectuée en quelques années à peine, moyennant pertes et fracas : voici Jim Morrison.

L’homme voulait être poète. Le dérèglement des sens, les visions à la Blake, ce genre de choses. En dépit de deux plaquettes de poèmes, Jim Morrison ne devint que rock star, et ce fut sans remède. Il n’empêche. Les Doors firent de la « pop joycienne », pour reprendre les termes d’un journaliste musical. On voudrait voir en Morrison un peu plus qu’une rock star. On a souligné ses prouesses intellectuelles, faisant presque de lui un érudit.
Le When You’re Strange (2010) de Tom DiCillo est un documentaire très honnête, qui complète ou prolonge la série de vidéos et d’enregistrements live que l’on connaît des Doors, les images les plus saisissantes étant peut-être réunies dans The Doors are Open (1968) ou encore, pour la période plus tardive, celles qui immortalisent le concert de l’île de Wight — le degré de défonce de Morrison y reste sensiblement le même, que l’on se rassure. Et puis il y a, bien sûr, le biopic glamourisé d’Oliver Stone, superbement recyclé dans le deuxième volet de Wayne’s World (1993), lequel film garantit un moment de cinéma autrement plus réjouissant que Stone, qui pourtant avait un patronyme à l’idoine consonance pour réaliser un excellent film sur les Doors.

Il existe une foultitude de témoignages, de biographies plus ou moins officielles, autorisées ou non, de Jim Morrison. À quoi s’ajoutent des ouvrages nantis de jolies photos il est vrai, mais dont le propos hyperbolique participe d’un éloge le plus monotone et masturbant qui soit. Génie de Jimorrison. Jimorrison-le-poète. Jimorrison-le-Shaman. Etc. ad. lib. ad nauseam. Poussant le fanatisme jusqu’au bout, on peut aussi se délecter ― de quoi se mieux finir per manus ― des révélations de Patricia Kennealy, la journaliste férue de sorcellerie avec qui Morrison aurait scellé une union mystique.
De toutes les vies de Jim Morrison, celle que donnent à lire Jerry Hopkins et Danny Sugerman, No One Here Gets Out Alive (1980), reste la plus intéressante. Les travaux d’Hervé Muller, qui a connu Morrison lors de ses derniers jours à Paris, gardent une certaine vivacité. Jean-Yves Reuzeau, qui a quant à lui travaillé pour le label Elektra, signe une belle biographie également, très courte, en 2001 (coll. Librio), puis une autre (Gallimard, 2012). Stephen Davis livre un Jim Morrison. Life, Death, Legend en 2004, qui comprend quelques interprétations que l’on jugera tantôt stimulantes, ou alors un brin farfelues : remuant les braises un peu faciles du mythe, l’auteur n’allume rien d’authentiquement neuf. Quelque chose comme la biographie définitive de Morrison pourrait être Break on Through. The Life and Death of Jim Morrison (1991) de James Riordan et Jerry Prochnicky. Or, une fois encore, cet ouvrage, bien qu’éclairant sur quelques points de détail, n’est qu’un travail de décalque à partir du No One Here Gets Out Alive de Sugerman et Hopkins. Riordan et Prochnicky sont un peu repassés sur les traits, voilà tout.
On doit deux remarquables biographies à John Densmore et à Ray Manzarek, respectivement batteur et claviériste des Doors. Robbie Krieger, le guitariste, ne s’est quant à lui pas risqué au périlleux exercice qui consiste à relater « ma vie avec Jim ». Densmore et Manzarek parviennent à exposer des événements qui n’apparaissaient pas chez Hopkins et Sugerman. À des degrés différents, ils placent sous un nouvel éclairage le récit de cette grande aventure.

Densmore est resté un petit gars honnête et droit qui nous raconte comment ce fut de vivre dans le sillage de Morrison, à l’ombre du charismatique Lizard King, exaspéré qu’il était par Jimbo qui se travaillait inéluctablement au bourbon. Mais il y a du ressentiment, beaucoup, dans ce My Life with Jim Morrison and the Doors (1990), et Densmore s’empêtre quelque peu dans son histoire. La plaie est loin d’être refermée : le batteur récidive, un peu plus tard, en commettant un curieux ouvrage sur les pérégrinations juridiques du groupe sans Morrison, jusqu’à nos jours. Le récit de Densmore alterne avec une lettre qu’il adresse à Morrison. Malgré ces moments d’introspection un peu bébête, le livre fourmille de nombreuses anecdotes.
D’un plus grand intérêt, Light my Fire. My Life with the Doors (1998), le livre de Manzarek, est non seulement un témoignage sur ce que furent les Doors, mais il présente également la trajectoire d’un jeune homme natif du sud de Chicago, qui, oscillant entre le baseball, Bach et le blues, se retrouve en Californie à faire de la musique et du cinéma, pour rencontrer Jim Morrison et fonder avec lui le groupe que l’on sait.

Manzarek retrace les années passées en compagnie de Morrison sans complaisance, tout en proposant un regard juste et mesuré sur les Doors. Light my Fire n’est pas non plus dénué de qualités littéraires, qui sont mises au service de la pensée et de la sensibilité de Manzarek. Ce dernier ne manque pas de remettre en perspective l’approche cinématographique combien biaisée d’Oliver Stone (« perhaps someone ought to look into Mr. Stone’s right-wing psyche »), mais la voix de Manzarek dans ce Light my Fire est incontestablement celle que l’on peut entendre lorsqu’il revient sur, par exemple, la composition et le sens de « Riders on the Storm », point culminant du dernier opus des Doors.
Novalis écrit quelque part que la mort érige l’homme au rang de mystère. Ainsi, il arrive que le biographe se laisse prendre au jeu du mythe. Jerry Hopkins nous explique, au sujet de No One Here Gets Out Alive : « Quand j’écrivis le livre, je rédigeai deux fins possibles. Dans la première, Jim mourait d’une overdose d’héroïne et de l’excès d’alcool. Dans la seconde, il truquait son destin et disparaissait à jamais. Je voulais que pour 10 000 exemplaires du livre imprimés par l’éditeur, la moitié ait pour fin l’overdose, l’autre la disparition, et que le livre soit distribué au hasard, sans qu’on dise quoi que ce soit. Je pensais que c’était un concept intéressant — je le pense toujours — et j’étais convaincu qu’il révélait quelque chose de la psychologie de Jim. » (Jim Morrison, le roi lézard (10/18, 1994). Cette initiative fut refusée par l’éditeur.
Un projet peut-être plus ambitieux encore que celui qui consiste à établir la vérité au sujet de Jim Morrison, de sa mort — la vérité, c’est qu’on ne sait rien — serait de tâcher de désencombrer les Doors de leur aura, de les libérer du mythe, pour mieux les restituer à la musique.