
Of course all life is a process of breaking down …
(Francis Scott Fitzgerald)
La vie est gravats, il faut donc gravir.
(Pierre Reverdy, ou à peu près)
Il se pourrait que l’œuvre de Marcel Moreau soit inépuisable. On est en droit de suspecter un écrivain de se répéter, lorsqu’il s’obstine et s’étend comme Moreau, sur plus de soixante ouvrages. Or, chez Moreau, il n’est pas question de radoter (on laisse ce loisir à Dieu, depuis Joyce). C’est plutôt un inlassable travail d’excavation.
Toute vie est un processus de démolition. Jamais peut-être la formule de Fitzgerald ne s’est appliquée à quelqu’un aussi bien qu’à Moreau. Breaking down, cela n’implique pas seulement qu’on abatte des murs, que l’on défonce tout de la cave au grenier. Même si, de fait, c’est justement ce qui se passe chez Moreau. Mais pas uniquement ; la démolition est aussi affaire d’amoncellement, de gravats, de ruines accumulées.
Dans son grenier de Ris-Orangis, lieu qu’il nommait son « Sublime », endroit à la fois en-haut et en-dessous, Derrida disait un jour que le refoulement opérait de tous les côtés, en toutes directions, y compris vers le haut. « Je jette par le haut. »

(D’ailleurs Derrida, Safaa Fathy, 1999.)
Moreau s’emploie à un travail d’excavation qui est aussi une sorte de refoulement/sublimation, « par le haut », de la cave au grenier. Excavation, mais vers le haut, vers le Sublime qui est aussi d’en-dessous.
Moreau, donc, et de fond en combles, creuse. Un livre comme Bal dans la tête (1995), « moment spasmodique de la littérature du Doute », mi-introspection mi-enquête sur une mort désirée autant qu’inavouable, est le fruit d’un pareil creusement, cela s’acharne tout contre la vie. Sous les gravats, démolition oblige, le poème travaille. « Je n’ai jamais cessé d’écrire, même quand je peignais… J’ai trois mille pages enfouies sous les décombres ! »
Bal dans la tête ne témoigne pas aussi clairement, aussi fermement du sublime que La vie de Jéju (1998). Car Jéju est un maître-ouvrage de Moreau, qui parvient à jeter vers le haut. Un livre qui continue de creuser, mais dans l’azur, depuis le grenier. Bal dans la tête creuse dans des régions plus basses, dans lesquelles l’écriture s’obstine au risque de se perdre. Maladie, mort, désir rendu foutraque par mort et maladie. L’écriture doit en passer par là, par cet état d’aliénation, presque de démence : Bal dans la tête est une impasse féconde qui permet que se fasse entendre la voix de Jéju, et, aussi, celle que l’on entend dans un petit livre sublime comme La jeune fille et son fou (1998). Il est chez Moreau une mélancolie active, comme chez Van Gogh. Mais c’est aussi un art de la joie que celui de Moreau. « J’aime tes manques : ils sont désirables. J’aime tes lapsus : ils sont capiteux. J’aime tes erreurs : ce sont des nuages. J’aime tes refus : ce sont des poignards. J’aime ton imperfection volant en éclats. Je ramasse les éclats, les rapproche, les rassemble, sans chercher à ce qu’ils retrouvent, dans l’ensemble, leur place. Tu n’es pas un puzzle, tu es un désordre. La perfection du désordre, c’est toi. » Un art torturant de la joie qui secoue l’être de la cave au grenier, qui le jette tout entier par le haut.