Jacques Derrida, Marcel Moreau

Notes sur Marcel Moreau. De la cave au grenier

Marcel Moreau en 2019

Of course all life is a process of breaking down …

(Francis Scott Fitzgerald)

La vie est gravats, il faut donc gravir.

(Pierre Reverdy, ou à peu près)

Il se pourrait que l’œuvre de Marcel Moreau soit inépuisable. On est en droit de suspecter un écrivain de se répéter, lorsqu’il s’obstine et s’étend comme Moreau, sur plus de soixante ouvrages. Or, chez Moreau, il n’est pas question de radoter (on laisse ce loisir à Dieu, depuis Joyce). C’est plutôt un inlassable travail d’excavation.

Toute vie est un processus de démolition. Jamais peut-être la formule de Fitzgerald ne s’est appliquée à quelqu’un aussi bien qu’à Moreau. Breaking down, cela n’implique pas seulement qu’on abatte des murs, que l’on défonce tout de la cave au grenier. Même si, de fait, c’est justement ce qui se passe chez Moreau. Mais pas uniquement ; la démolition est aussi affaire d’amoncellement, de gravats, de ruines accumulées.

Dans son grenier de Ris-Orangis, lieu qu’il nommait son « Sublime », endroit à la fois en-haut et en-dessous, Derrida disait un jour que le refoulement opérait de tous les côtés, en toutes directions, y compris vers le haut. « Je jette par le haut. »

(D’ailleurs Derrida, Safaa Fathy, 1999.)

Moreau s’emploie à un travail d’excavation qui est aussi une sorte de refoulement/sublimation, « par le haut », de la cave au grenier. Excavation, mais vers le haut, vers le Sublime qui est aussi d’en-dessous.

Moreau, donc, et de fond en combles, creuse. Un livre comme Bal dans la tête (1995), « moment spasmodique de la littérature du Doute », mi-introspection mi-enquête sur une mort désirée autant qu’inavouable, est le fruit d’un pareil creusement, cela s’acharne tout contre la vie. Sous les gravats, démolition oblige, le poème travaille. « Je n’ai jamais cessé d’écrire, même quand je peignais… J’ai trois mille pages enfouies sous les décombres ! »   

Bal dans la tête ne témoigne pas aussi clairement, aussi fermement du sublime que La vie de Jéju (1998). Car Jéju est un maître-ouvrage de Moreau, qui parvient à jeter vers le haut. Un livre qui continue de creuser, mais dans l’azur, depuis le grenier. Bal dans la tête creuse dans des régions plus basses, dans lesquelles l’écriture s’obstine au risque de se perdre. Maladie, mort, désir rendu foutraque par mort et maladie. L’écriture doit en passer par là, par cet état d’aliénation, presque de démence : Bal dans la tête est une impasse féconde qui permet que se fasse entendre la voix de Jéju, et, aussi, celle que l’on entend dans un petit livre sublime comme La jeune fille et son fou (1998). Il est chez Moreau une mélancolie active, comme chez Van Gogh. Mais c’est aussi un art de la joie que celui de Moreau. « J’aime tes manques : ils sont désirables. J’aime tes lapsus : ils sont capiteux. J’aime tes erreurs : ce sont des nuages. J’aime tes refus : ce sont des poignards. J’aime ton imperfection volant en éclats. Je ramasse les éclats, les rapproche, les rassemble, sans chercher à ce qu’ils retrouvent, dans l’ensemble, leur place. Tu n’es pas un puzzle, tu es un désordre. La perfection du désordre, c’est toi. » Un art torturant de la joie qui secoue l’être de la cave au grenier, qui le jette tout entier par le haut.

Jean Dubuffet, Marcel Moreau

Poésie brute. Notes sur Marcel Moreau

L’œuvre de Marcel Moreau (1933-2020) est des plus vaste. Une soixantaine d’ouvrages, qui témoignent d’une abasourdissante traversée de la langue. Par où aborder ce massif ? Quelle est la propédeutique ou l’initiation à ce corps bouillant ?

Il y aurait, peut-être, les maîtres-livres : Quintes, qui est le livre des origines (1962, réédition 1998), ou le vociférant À dos de Dieu ou l’ordure lyrique (1980, réédition 2018). La somme viscérale de La vie de Jéju (1998) ne nous donnerait-elle pas le véritable accès au Volcan ? Pourquoi pas ? Mais ce serait commencer trop fort, trop raide. Abordons Moreau plus en douceur, plus de biais. Ouvrons la surprenante correspondance qu’il eut avec Jean Dubuffet, telle qu’éditée par L’Atelier contemporain en 2014.

De l’Art Brut aux Beaux-Arts convulsifs propose une approche au-dessus du Volcan. Un survol de cet espace en fusion, de cette parole incandescente. Les intensités de Moreau s’y déchargent en Dubuffet, dans une correspondance amicale et fraternelle. « Votre œuvre est comme un cerveau visible, jeté fumant dans l’espace. » (Moreau à Dubuffet, 22 octobre 1971). On est tenté de renvoyer le compliment à Moreau, qui lui aussi précipite sa cervelle, d’un livre l’autre, sur l’espace de la page. Et ses viscères aussi bien.

Le dialogue entre Moreau et Dubuffet tient de la symbiose, il nous permet d’accéder à la poétique de Moreau et à l’esthétique de Dubuffet selon des entrailles primitives, que le peintre et l’écrivain semblent avoir en partage : « Une couleur, une forme qui soient tribales, tripales, qui résument avec des dévergondements, des commencements de gâchis rattrapés par le feu, la torture nue du destin. » (Moreau à Dubuffet, février 1969). Moreau, Dubuffet, ces deux-là œuvrent chacun et ensemble, dans une pratique qui vise à ruiner nos attentes et à repenser la peinture aussi bien que l’écriture : « Votre lettre, écrit Dubuffet, faisait mention d’un livre a-culturel refusé par Bourgois et par Gallimard, ce qui est un excellent signe. Il faut faire des livres impubliables et des tableaux invendables, c’est le meilleur test pour s’assurer qu’on est parvenu à révoquer complètement le champ culturel et son insidieuse contamination. » (23 janvier 1977). Le livre dont il est question est À dos de Dieu, ouvrage mythique initialement publié en 1980 chez Lunot Ascot, que l’on compare volontiers, pour le rythme et la cruauté, pour le jeu constant sur l’identité nécessairement scindée, aux Chants de Maldoror, à Moravagine de Cendrars. Il s’agit aussi d’un livre des créations, une lancinante parturition qui termine sur un recommencement, à mieux dire : ouvre sur le livre suivant. Le magma incoercible de Moreau, ce que je nomme son intarissable poésie brute, se présente comme une écriture baroque et tendue, qui sait l’outrance aussi bien que la préciosité. Et cela s’étend et prolifère. William Burroughs comparait le langage à un virus. Moreau, quant à lui, parle de cancer.  Les anges, on le sait bien, ne connaissent pas l’infirmité du langage. Faisant l’expérience d’une grandiose maladie verbale, c’est à corps perdu que Moreau fait l’Ange et la Bête, qu’il s’engage au fond de l’infirmité, en pleine inconnaissance (cf. la « fatigue mystique » dans Jéju). Ce faisant, il nous procure l’antidote viscéral et sacré aux terribles transparences d’aujourd’hui.