Jean Dubuffet, Marcel Moreau

Poésie brute. Notes sur Marcel Moreau

L’œuvre de Marcel Moreau (1933-2020) est des plus vaste. Une soixantaine d’ouvrages, qui témoignent d’une abasourdissante traversée de la langue. Par où aborder ce massif ? Quelle est la propédeutique ou l’initiation à ce corps bouillant ?

Il y aurait, peut-être, les maîtres-livres : Quintes, qui est le livre des origines (1962, réédition 1998), ou le vociférant À dos de Dieu ou l’ordure lyrique (1980, réédition 2018). La somme viscérale de La vie de Jéju (1998) ne nous donnerait-elle pas le véritable accès au Volcan ? Pourquoi pas ? Mais ce serait commencer trop fort, trop raide. Abordons Moreau plus en douceur, plus de biais. Ouvrons la surprenante correspondance qu’il eut avec Jean Dubuffet, telle qu’éditée par L’Atelier contemporain en 2014.

De l’Art Brut aux Beaux-Arts convulsifs propose une approche au-dessus du Volcan. Un survol de cet espace en fusion, de cette parole incandescente. Les intensités de Moreau s’y déchargent en Dubuffet, dans une correspondance amicale et fraternelle. « Votre œuvre est comme un cerveau visible, jeté fumant dans l’espace. » (Moreau à Dubuffet, 22 octobre 1971). On est tenté de renvoyer le compliment à Moreau, qui lui aussi précipite sa cervelle, d’un livre l’autre, sur l’espace de la page. Et ses viscères aussi bien.

Le dialogue entre Moreau et Dubuffet tient de la symbiose, il nous permet d’accéder à la poétique de Moreau et à l’esthétique de Dubuffet selon des entrailles primitives, que le peintre et l’écrivain semblent avoir en partage : « Une couleur, une forme qui soient tribales, tripales, qui résument avec des dévergondements, des commencements de gâchis rattrapés par le feu, la torture nue du destin. » (Moreau à Dubuffet, février 1969). Moreau, Dubuffet, ces deux-là œuvrent chacun et ensemble, dans une pratique qui vise à ruiner nos attentes et à repenser la peinture aussi bien que l’écriture : « Votre lettre, écrit Dubuffet, faisait mention d’un livre a-culturel refusé par Bourgois et par Gallimard, ce qui est un excellent signe. Il faut faire des livres impubliables et des tableaux invendables, c’est le meilleur test pour s’assurer qu’on est parvenu à révoquer complètement le champ culturel et son insidieuse contamination. » (23 janvier 1977). Le livre dont il est question est À dos de Dieu, ouvrage mythique initialement publié en 1980 chez Lunot Ascot, que l’on compare volontiers, pour le rythme et la cruauté, pour le jeu constant sur l’identité nécessairement scindée, aux Chants de Maldoror, à Moravagine de Cendrars. Il s’agit aussi d’un livre des créations, une lancinante parturition qui termine sur un recommencement, à mieux dire : ouvre sur le livre suivant. Le magma incoercible de Moreau, ce que je nomme son intarissable poésie brute, se présente comme une écriture baroque et tendue, qui sait l’outrance aussi bien que la préciosité. Et cela s’étend et prolifère. William Burroughs comparait le langage à un virus. Moreau, quant à lui, parle de cancer.  Les anges, on le sait bien, ne connaissent pas l’infirmité du langage. Faisant l’expérience d’une grandiose maladie verbale, c’est à corps perdu que Moreau fait l’Ange et la Bête, qu’il s’engage au fond de l’infirmité, en pleine inconnaissance (cf. la « fatigue mystique » dans Jéju). Ce faisant, il nous procure l’antidote viscéral et sacré aux terribles transparences d’aujourd’hui.