David Cronenberg, Non classé, Stephen King

Dead Zone, exploser la tache aveugle

Il n’y a pas que de la misère. Alors même que, covidiée comme jamais, notre époque retient son souffle au spectacle de la mauvaise dramaturgie médiatique ourdie autour d’une élection américaine des plus pathétiques, Arte a pris l’initiative de rediffuser le Dead Zone (1983) de David Cronenberg, adaptation sobre et efficace d’un roman de Stephen King paru quatre ans auparavant. Le film bénéficie de l’aura de Christopher Walken, de son visage façon mannequin de cire. De fait, la présence de Walken (pas seulement son expression faciale, mais son allure) est ce qui marque définitivement le spectateur, au risque même d’éclipser d’autres qualités inhérentes au film de Cronenberg.

Walken incarne John Smith, personnage qui tient tour à tour de l’ange et du capitaine Achab.

Johnny, un chic type, professeur de littérature sympa, peut-être un peu coincé, était sur le point d’épouser sa collègue Sarah. Un beau petit couple sous le premier mandat de Reagan.

Ce soir-là, Johnny rentra chez lui à bord de sa vieille Cox. Il pleuvait et la route était mauvaise. Tout droit sorti de l’imaginaire de Stephen King, un trente-huit tonnes vint à se renverser sur la chaussée. La Cox percuta la citerne du camion couchée sur le flanc, qui glissait inéluctable et meurtrière sur toute la largeur de la route.

Cinq ans plus tard, John sort du coma. Le monde a changé pour lui : Sarah s’est mariée, a un enfant de dix mois. L’hibernatus aux yeux pleins de chagrin se découvre petit à petit une faculté de précognition : au contact de personnes auxquelles il suffit qu’il tienne la main, il est pris de visions. Dans le film de Cronenberg, la première de celles-ci lui fait vivre un incendie qui a lieu alors chez son infirmière. L’effet est pour le moins saisissant d’un Christopher Walken halluciné dans un lit (un lit d’enfant) en train de prendre feu.

Le don de John le rend précieux à la police ; il parvient à identifier le coupable d’un crime affreux perpétré par un cinglé dont le roman familial est, semble-t-il, digne de celui de Norman Bates dans Psycho. La mère dudit tueur décrète que John est diabolique (elle sait de quoi elle parle), et finit par lui tirer dessus. Il s’agit d’une des grandes scènes de Dead Zone, d’autant plus forte qu’elle anticipe largement sur la fin du film.

Cronenberg ne s’est pas privé de tailler dans la masse du roman de King. On déplorera peut-être la construction psychologique fort succincte de Greg Stillson, personnage central de Dead Zone joué par Martin Sheen. Assez finement élaborée chez King, la psychologie de Stillson — ses antécédents sadiques, son passé de vendeur de Bibles — est largement escamotée chez Cronenberg. Kubrick ne fait pas autrement dans Shining, lorsqu’il transforme un alcoolique en psychotique vertigineux. Le cinéma, faut-il le rappeler ? est l’art des raccourcis puissants.

Stillson se présente en tant que sénateur. Il est aussi un futur candidat aux élections présidentielles. John lui serre la main lors d’un meeting de campagne. La vision est terrifiante : Stillson sera élu président des États-Unis et déclenchera une troisième guerre mondiale. Les intuitions de John sont issues d’une « dead zone », et il est possible d’infléchir l’avenir.

On a, bien sûr, un pincement au cœur lorsqu’on apprend que Sarah a épousé un supporter de l’épouvantable Stillson (dont le nom renvoie à une marque de clef à molette) ; elle a d’ailleurs intégré l’équipe du candidat au Sénat. Son fils sera brandi par Stillson, en guise de bouclier humain, et cela précipitera la chute de Stillson. (Stillson, à cet égard, est indissociable d’une image de fils. Il est toujours lié au fils. Still son.)

La ressemblance entre Donald Trump et Greg Stillson est frappante. Stephen King lui-même en convient : « Et si cela rappelle Trump aux gens, je ne peux pas en être désolé, car c’est un personnage que j’ai écrit. C’était un de mes croque-mitaines et je n’ai jamais voulu le voir sur la scène politique américaine, mais il semble bien que nous ayons un Greg Stillson comme président des États-Unis. » 

John Smith parviendra à infléchir l’avenir ; Stillson finissant mal, se suicidant au bout de l’opprobre. Mais l’homme qui a des visions de la zone morte paiera cela de sa vie.

Autre scène très forte du film de Cronenberg : le moment où Christopher Walken se fait transpercer d’une balle (une History of Violence avant l’heure), celle-ci faisant exploser une lampe derrière lui. Ultime manière d’être traversé par des intuitions de la Dead Zone. Je veux voir en cette lampe qui éclate une image de la tache aveugle rendue visible. John Smith, l’homme de la Dead Zone, l’homme des visions d’outre-mort, au moment de mourir expose cette zone de mort aux regards, le temps d’un coup de feu, d’une lampe qui éclate.

Mais John Smith, c’est le nom de Monsieur-tout-le-monde. C’est vous, c’est moi. Et nous sommes pareillement dans une zone de mort. Tout autant que la candidature de Stillson (sans doute assiste-t-on à une stillsonisation de la politique et du monde), la suite est prévisible. Nous avons charge de l’infléchir. À cette nuance près qu’il ne s’agit pas de précognition ou de seconde vue, mais de stricte lucidité.