Léautaud, on ne le lit plus guère. Qui se souvient du Petit ami ? Qui va encore se resourcer dans le fort imposant Journal littéraire, ou dans le plus truculent Journal particulier ? C’était un drôle de bonhomme vêtu à la diable, Léautaud, dont on connaît surtout quelques photographies de lui âgé. Elles font partie du mythe. Tantôt il porte un chapeau informe sans doute dégotté au mont-de-piété, ou alors une toque, ou bien ce qui s’apparente à un bonnet de nuit. Comme sur cette photo qui figure sur un choix de ses pages (c’est dans cette édition qu’on le lit désormais, les volumes du Journal littéraire étant devenus introuvables), où l’on voit le bonhomme griffonner dans son Journal, veine d’acribie acharnée saillant sur son front. Un homme, à la lueur d’une chandelle, courbé sur ce qu’il écrit, qui me fait penser, en plus humble, à Joyce immortalisé par Gisèle Freund, vêtu de pourpre cardinalice, bien campé dans son fauteuil en cuir capitonné, déchiffrant un carnet préparatoire au Grand Œuvre. Bref, la photo par excellence du Grantécrivain.

On connaît également la voix de Léautaud, grâce à une série d’entretiens qu’il a donnés à Robert Mallet au début des années 50. C’est une sorte de gouaille un peu bourrue, aux accents criards, la voix cassante d’un vieillard revêche, comme un jet de pierres adressé à la bêtise du monde. Avec beaucoup de malice aussi : il faut entendre Léautaud se marrer. C’est avec ce parler à l’oreille, drôle et intransigeant, qu’il convient d’aborder le Journal littéraire, objet foisonnant, presque infini, pages accumulées d’un grand solitaire qui s’entourait de chats et de chiens abandonnés, mais qui fréquentait Valéry, Marcel Schwob, Gide, André Billy et tant d’autres. Le Journal est une œuvre colossale, précieuse pour les anecdotes qu’il contient, irremplaçable pour qui s’intéresse au premier vingtième siècle en littérature. Car Léautaud, en bon familier du Mercure de France, a tout vu ou presque. Son Journal fait partie de ces grandes aventures du moi, forcément biaisées et partiales, mais belles comme une mauvaise foi qui avance, sûre d’elle et sans masque, et qui sans fléchir bouscule les faux semblants. Mais il n’y a, bien sûr, pas que de la mauvaise foi dans ce Journal. Loin de là. On lira aussi et surtout un enthousiasme, la ferveur d’un homme lucide et touchant, plus en retrait qu’on pourrait le croire.
Tout au début du Journal, à l’entrée du 24 août 1894, Léautaud raconte une entrevue avec Verlaine :
En passant devant le café Mahieu, je vois à la terrasse Verlaine avec cette femme qui l’accompagne toujours. J’ai acheté un petit bouquet de violettes à la fleuriste qui se trouve à côté de la pâtisserie Pons et je le lui ai fait porter par un commissionnaire, allant me poster sur le terre-plein du bassin pour voir de loin l’effet. Il a porté le bouquet à son nez, pour en respirer le parfum, en regardant de tous côtés d’où il pouvait lui venir. J’ai repris mon chemin, enchanté de mon geste.
La scène est extraordinaire. Le Pauvre Lelian avec sa jambe raide est attablé avec son habituelle, un jeune homme lui fait livrer des fleurs. L’énergumène poète les hume, sans savoir d’où elles viennent. Et Léautaud, tout jeune homme, c’est une des premières entrées du Journal, de continuer sa route. Elle sera longue et belle.