Il y a dans les polars de Jean-Claude Izzo la présence discrète, et je crois constante, d’une figure tutélaire. Un patron en rêve et en écriture, voilà Louis Brauquier (1900-1976), dont la poésie traverse le roman marseillais du grand Izzo. Il faudrait relire de près la trilogie Fabio Montale, Total Kheops, Chourmo et Solea. Brauquier y est évoqué, souvent, au détour d’une pensée du narrateur (« Avaient-ils lu Brauquier, tous ces technocrates venus de Paris ? »), mais une lecture approfondie donnerait sans doute à voir des rapports plus intimes à la poésie de Brauquier — relire Izzo de près et voir comme Brauquier percole dans sa prose.
Rencontrer Brauquier par le biais d’Izzo n’est sans doute pas la plus sotte des manières de se rappeler qu’à Marseille tous les chemins mènent au poème de la mer. Brauquier est un poète un peu oublié, qui avait connu un petit succès cependant. Il a publié dans Europe dans les années 30, dans les Cahiers du Sud, ou encore dans la Nouvelle Revue Française. Il figure dans l’Anthologie de la poésie du XXe siècle de Michel Décaudin. On lui a consacré un volume « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers. Son œuvre est disponible à la Table Ronde, où elle est rééditée, en particulier les poésies complètes (550 pages) rassemblées sous le titre Je connais des îles lointaines.

Il faut croire que Brauquier connaît un lectorat certain (sans doute essentiellement marseillais), puisque ses poèmes ont été réédités à plusieurs reprises. La poésie continue donc de parler au cœur du monde, et c’est heureux. Ceci s’explique par le fait que le poème de Brauquier est limpide et beau.
Ne cherchant pas l’image aux quatre coins du langage, contrairement à tant de poètes de son temps, Brauquier vise une parole humble, non moins faite de départ et de lointains. De retour et de Nostos aussi bien.
Je suis en marche vers les gens de mon silence
Lentement, vers ceux près de qui je peux me taire ;
Je vais venir de loin, entrer et puis m’asseoir.
Brauquier, agent employé aux mythiques Messageries Maritimes, nous emmène loin, bien loin, au-delà de Suez, à Port-Saïd, à Tahiti, à Nouméa, à Sydney, à Diégo-Suarez, à Shanghaï ou à Zanzibar. Partout, avec pour unique contrepoint le Vieux-Port, cette Ithaque gorgée de soleil, véritable feu central pour le marin Brauquier.
Parlerez-vous d’amour
Au matin à Marseille ?
Au bistro du Soleil
Fleurit un petit jour.
Lisant les poèmes de Brauquier, on pense immanquablement à Cendrars, à Barnabooth. Quoique le plaisir soit plus secret, moins partagé, et au fond moins banal. Cela peut surprendre : les poèmes de ce grand voyageur sont tressés de sagesses, au risque quelquefois de succomber à la simplicité. Mais c’est aussi le gage d’une parole pleine qui se refuse aux faux-fuyants.
La vie est une aventure
Qui part pour l’éternité
Je compte les encablures
Qui traînent ma destinée.
Nous avons l’inquiétude
Du visage de la mer.
Une angoisse d’or dénude
Notre cœur. L’horizon clair
S’emplit des beaux équipages
Qui viennent pour débarquer
Et jettent sur le rivage
La merveille des dangers.
Un territoire affectif est délinéé au fil des poèmes de Brauquier. Ainsi, compulsant les archives de Zanzibar, le poète se laisse porter par les noms de lieux pour faire « chanter la carte » :
Fénérive et Farafangana,
Fianarantsoa, Soanériane,
Antalaha et Vohémar,
Ambiloube et Mananjary.
Et c’est, à chaque fois chez Brauquier, une géographie intime que l’on peut lire, qui se livre à nous belle et sans secret. Car la beauté du poème de Brauquier réside non en ce qu’elle n’a rien à cacher, mais en ce qu’elle donne tout à voir.