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Ulysse (1954)

Ulysses (1954), [voir le film]

pour Aux et Pierre,

en songeant aux vaches de ténèbres

Mario Camerini a tenté une adaptation assez hardie de l’Ulysse de Joyce en 1954. Là, donc, où Eisenstein avait abandonné. Camerini, en cela beaucoup plus courageux que son homologue russe, va très loin dans sa réécriture cinématographique de Joyce : le parti pris a consisté à transposer les aventures de Stephen Dedalus, de Leopold et de Molly Bloom dans l’Antiquité.

Camerini prend de grandes distances — des libertés, pour tout dire — quant au roman de Joyce. Cela semble même fait exprès. Je veux dire, à l’exception du titre, rien n’évoque le génie joycien. Ou alors fort lointainement, par un habile jeu de correspondances. Seulement voilà : Camerini a ôté l’échafaudage nécessaire à la construction de sa grande cathédrale cinématographique, et les rapports à l’hypotexte joycien sont dûment gommés. À part le titre, bien entendu, qui fait éminemment signe au roman et qui n’est pas sans nous encourager à retrouver chez Joyce ce qui n’a vraisemblablement pas de place dans cette superbe adaptation.

Notes on James Joyce's Ulysses
Ulysses, édition originale

Il s’agit incontestablement, de la part de Camerini, de proposer une sorte d’hommage discret et subtil à Joyce. Le réalisateur italien ne vise pas à refaire le roman, mais bien plutôt à le transposer. Au sens où Mallarmé écrivait dans Divagations : « un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie où uniment de reprendre notre bien » (je souligne).  

Tout d’abord, on constate que l’organisation en dix-huit épisodes du roman de Joyce n’est guère respectée. Pas davantage que la structure tripartite qui redistribue lesdits chapitres (3, 12 et 3). C’est donc en vain que l’on cherchera un principe directeur joycien au film de Camerini. La narration, lourdement épique et linéaire, est cependant assez plate, pour ce qui est du déroulement diégétique. Le réalisateur italien semble avoir négligé ce qui fait le grand intérêt du roman de Joyce : sa psychologie.

La transposition cinématographique ne cherche aucunement — comment le pourrait-elle ? — à mimer le stream of consciousness. Si l’on peut regretter l’absence du monologue de Molly, ou encore de celui de Stephen sur la plage de Sandymount, le film de Camerini n’est pas sans s’inscrire dans un paradigme plus vaste que le roman de Joyce.   

On ne voit pas, au début du film, la tour Martello. Buck Mulligan n’apparaît jamais dans le film. D’ailleurs, Camerini s’ingénie à changer absolument tous les noms des personnages du roman de Joyce. On se perd, à vrai dire, assez rapidement dans le monde polythéiste de l’Ulysse de Camerini. L’action, au reste, repose un peu trop sur le domaine du surnaturel ou du divin, là où Joyce puisait ses forces dans le vin blanc.

Ainsi, Bloom devient le héros éponyme, Ulysse, incarné par… Kirk Douglas (sic). Dans le film, Molly n’a rien de la « Weib » joycienne (on se souvient de la lettre fameuse de Joyce à Frank Budgen…). Elle est représentée, il me semble, par le personnage de Pénélope. Mais cela ne tient pas. Redisons-le : cette transposition rebat habilement les cartes de la psychologie joycienne. On le sait, Molly trompe Poldy dans le roman de Joyce. Cette adaptation cinématographique fait de Molly une sorte de reine qui, dans l’attente de cet Ulysse, tisse et détisse je-ne-sais quelle tapisserie. Une allégorie facile et obvie de la fidélité, en somme. Mais, en réalité, c’est le cinéaste lui-même qui, fidèle à l’œuvre de Joyce, veille à tisser autant qu’à détisser cette dernière.

L’audace du film consiste à prendre le contrepied de Joyce, à en effectuer une manière de revers épique et puritain à la fois. Un véritable tour de force, tout l’inverse de Sarah Kane revisitant le théâtre de Racine : ici, le cinéma a pour fonction de retourner la littérature comme un gant, pour en gifler le public avide de sensationnel, risquant quelque chose d’à la fois plus modeste et plus ouvertement merveilleux que les mille et quelques pages de l’hénaurme roman de Joyce que personne (même pas Pound) n’a lu.

La scène du bordel est à mes yeux beaucoup plus pauvre que dans le roman de Joyce (où elle figure une incroyable Walpurgisnacht), réduite qu’elle est à des effets de magie et de fantasmagorie. Mais le film est doté d’une portée symbolique, sinon mythique, beaucoup plus profonde que le roman bassement éthylique de Joyce. Le coup de maître de Camerini consiste à situer l’action du roman de Joyce sur le bassin méditerranéen. Il semble que Moravia (et Godard après lui), s’en soit inspiré pour Le Mépris, roman initialement paru la même année que l’Ulysse de Camerini.

L’épisode du Citoyen borgne (douzième chapitre du roman) est transposé sous la forme d’une rencontre avec des géants nommés Cyclopes. Une fois encore, Camerini éclaire les passages les plus abscons de l’écriture joycienne, en réduisant la scène fort bavarde et complexe du Citoyen, en en faisant un grand moment de cinéma fantastique. Ce géant aveuglé par Ulysse, tel que figuré par l’œil du cinématographe, n’est pas sans rendre visible la tache aveugle inhérente au roman d’un Irlandais dipsomane à la vue basse.  

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