En bas du village, un grand panneau indique au visiteur qu’il est plus que souhaitable d’accéder à Vézelay à pied, non en auto. De fait, fort étroites, les rues du bourg, à partir de Pâques, sont traditionnellement prises d’assaut par des touristes venus de partout, pèlerins passablement mystiques massivement déversés là par des bus, sur la Place du Champ de Foire. Or, en période covidiée — c’est notre bonheur autant que notre malheur — Vézelay est désert. On peut donc prendre le parti de monter en voiture, de se garer même, à deux pas de la fameuse Basilique.
Vézelay au mois de mars 2021 est une petite commune au calme presque inquiétant. On dit bonjour aux rares passants que l’on croise, en descendant la rue Saint-Etienne, pour y faire quelques courses à l’épicerie. Le Vézelien, le café du village, en face de la maison de Georges Bataille, n’ouvre que le matin, proposant des consommations à emporter. Contraints au succédané de vie sociale garanti par notre époque, les habitants du bourg sont ainsi en mesure de maintenir, comme on dit, un peu de lien. « On vit ici dans une sorte de solitude repliée qu’il était difficile d’imaginer autrefois. Je crois que les circonstances sont telles que la plupart des liens se détachent ou plutôt se cassent sourdement. Il n’y a que ceux qui avaient un sens qui résistent ou plutôt ils comptent seuls et ne composent plus avec rien. » (Bataille à Michel Leiris, en 1940 (il n’est pas encore à Vézelay)). On se prend à rêver de ce que peut être cette terrasse triangulaire, en temps normaux, sous le bleu du ciel.
Naguère, le café était drolatiquement surnommé le café des Six Fesses, en cela qu’il était tenu par trois dames. C’est ici-même que se pensait la revue Critique à ses débuts. Innombrables coups de fil à Paris depuis le café. On donnerait cher pour prendre un demi là, avec dans le dos, plus haut, Sainte-Marie-Madeleine. Le regard pourrait filer en aval, le long des modestes façades de la rue Saint-Etienne — rêverie à perte de vue en songeant, par exemple, à Bernard de Clairvaux venu prêcher sur la Colline, ou encore à ce ménate ayant appartenu à un Franciscain, lequel oiseau échappé du presbytère chantait en latin par les venelles abruptes de Vézelay. Rien de tel. Nous vivons sous le coup de la restriction des libertés, des cafés fermés, du couvre-feu.
Le Coupable, ce livre parmi les plus forts de Bataille, a été écrit principalement à Vézelay. De même que le saisissant catéchisme érotique de L’Alleluiah. Les années de Bataille dans ce petit village font penser à la retraite de Pierre Reverdy à l’ombre de l’Abbaye de Solesmes. Oblations parallèles et singulières. Solitudes peuplées par le métier d’écrire. Peut-être a-t-on surestimé la solitude de Bataille à Vézelay ; ses écrits la soulignent, l’exacerbent. Bataille à Vézelay est, après tout, en compagnie de Denise Rollin et de son fils Jean. Et puis, un peu plus tard, Diane — un coup de la chance — s’installera non loin de la Basilique. Il y aura aussi quelques visiteurs.
On ne sait guère ce qui a poussé Bataille à Vézelay. Une sorte de pôle magnétique attire les écrivains et les artistes dans ce village sis au sommet d’une colline. Tout ce qui monte converge, dit-on. C’est peut-être Eluard, ou alors Lacan, qui a indiqué à Bataille ce lieu de villégiature, de repli de soi sur soi, dans cette maison plantée à mi-pente, au cœur du village.
Quelque chose d’âpre et de peu commun s’empare du visiteur dans ce village somme toute étrange. On se heurte à Vézelay. On s’y casse les dents. On pense à la misère de Bataille qui y vécut des années difficiles, pendant la guerre et l’immédiat après-guerre, entre finances au plus bas et santé vacillante.
Des images préexistent, bien entendu. Celles notamment du film d’André S. Labarthe (Bataille à perte de vue, 1997). Nous marchons dans les pas de Labarthe, voyageur essentiel qui en avril 1996 débarqua à Vézelay chercher un peu de ce que nous y trouverons.
Le banc est obsédant, que l’on voit dans le film de Labarthe, où Bataille est assis en compagnie de Madeleine Chapsal, à l’occasion d’un entretien pour L’Express en 1961, peu avant sa mort.
Ici, à Vézelay, des bancs jalonnent le parcours du pèlerin, toujours les mêmes, massifs et peu confortables. Le banc dans le film de Labarthe se trouvait (il a sans doute été remplacé par un banc massif, peu confortable) dans la cour de la Bibliothèque d’Orléans, sous des saules qui tendent leurs moignons vers le ciel.
Ce banc figure sur une des plus belles photographies de Bataille, avec celle où il contemple la grotte de Lascaux. Il est malade, ses yeux sont caves, mais il porte beau. Sur cette photo, l’homme est très digne dans son complet. Nous sommes en février 1961. Le temps est clément, l’écrivain semble détendu, presque affable.

On dit qu’une gendarmette revêche rôde à Vézelay ; elle fait en sorte que l’on ne s’attroupe pas à la terrasse du café, elle veille à ce que le couvre-feu soit respecté. Autres images préexistantes : des scènes célèbres, de couvre-feu justement, ont été tournées ici à Vézelay, pour La Grande Vadrouille, où Bourvil et de Funès grimpent et descendent à vélo les pentes du village.
La gendarmette ne nous fait pas peur. Nous nous promenons sur le parvis de la Basilique, errons par les jardins où les saules griffent le ciel. L’ennui à Vézelay en mars 21 est incontestable. Mais il y a les étoiles dans le ciel pur de Bourgogne.
Une journée entière à Vézelay est sans doute de trop déjà. On peut vivre ici la négativité sans emploi. La ressentir aisément. C’est effrayant et beau. Nous avons de la chance : il suffit de toquer à la vitre du couvent pour qu’une nonne daigne nous fournir un blanc pas mauvais. Cuvée de la Convertie, cela ne s’invente pas.
Lors de notre première visite à la Basilique, nous n’avons pas trouvé Madame Edwarda. Décidément, Vézelay résiste.

On retournera demain chercher Madame Edwarda, comme des cons, en haut des piliers de la Basilique. Bataille, dit-on, disposait des clefs de la Basilique. S’y rendait-il, la nuit, y perpétrer des messes noires façon Là-bas ? Les bois alentours étaient-ils propices à un moment acéphale ? En tout cas, au cimetière où il repose désormais, ont lieu des cultes singuliers à même sa tombe — un bloc gris recouvert de mousse, dont on ne déchiffre plus guère les inscriptions.
Depuis les hauteurs, nous observons la nuit, le silence incroyable. La plaine en contrebas est tout à coup profonde, d’un noir abyssal. Cela nous fait rire, tout comme l’ennui et les étoiles.
Demain, nous voyons Édith. Édith rencontrée tout d’abord à travers sa biographie de Joë Bousquet (Une vie à corps perdu, 2006), puis au Marché de la Poésie, où elle signait son beau Trinacria (Phare du Cousseix, 2018).

C’est en lisant La Sagesse vient de l’ombre, son livre consacré aux jardins siciliens, que m’est venue l’idée de descendre rendre visite à Édith, et par la même occasion, de m’imprégner de Vézelay. Bousquet, la Sicile, un faisceau de signes m’amène donc dans ce bled de Bourgogne, accompagné d’un ami assidu de Bataille, aussi désœuvré que moi à Strasbourg, ville où il arrive que l’on se cogne un peu aux angles. Allons donc à Vézelay. Ça ne peut pas être pire qu’ici.
Pire, ç’aurait pu l’être, à coup sûr et bien largement. Mais Édith nous a ouvert certaines portes.
Vézelay est une sorte de Mont Analogue. Pour accéder à ses secrets, il faut admettre que la porte de l’invisible est toujours visible — comme chez Daumal — et, surtout, ne pas se lasser de regarder. C’est comme cela que nous avons fini par trouver Madame Edwarda dans la Basilique. Pour nous apercevoir que cette figure médiévale apparaît partout dans Vézelay, en première page des feuilles locales, mais aussi dans la boutique tenue par les sœurs, non loin de la Basilique.
Mais on a besoin, aussi, alors que tout est fermé, de quelqu’un comme Édith pour qu’on nous ouvre la porte de l’Atelier de la Goulotte — du nom d’un petit hameau non loin de Vézelay — où Claude Stassart-Springer et Jean-Marie Queneau ont installé leur presse à lino. Grâce à Édith également, ce contact avec Christian Limousin, spécialiste de Bataille, dont la conversation fut pour le moins riche et stimulante. (Voir l’entretien entre Édith et Limousin dans la Revue des deux mondes (mai 2012), autour de Bataille et cette « colline athéologique » que fut Vézelay.)
C’est, en définitive, le hasard objectif (la chance, dirait Bataille) qui a fait que nous avons pu prendre un café dans la cuisine de la maison de Bataille, non sans avoir apprécié la vue depuis la terrasse de cette demeure, qui n’a guère changé depuis l’époque où l’écrivain y vécut, y composant ses pages les plus brûlantes peut-être.
Le village prend soudain forme et consistance. L’ennui austère qu’il peut susciter — un désespoir facile — se change en mystère authentique ; de la présence y est palpable, partout ; l’invisible y est obsédant. L’aimable conversation d’Édith n’y est pas pour rien : elle offre un rameau de significations qui embrase les visions d’outre-ciel et taille le réel de manière surprenante. On savait déjà ce pouvoir d’évocation en lisant son journal sicilien réédité aux éditions Nous (Du Volcan au Chaos, 2002), mais c’est aussi qu’Édith parvient à animer les arcanes de Vézelay mieux que quiconque. « Ici, écrit-elle dans le petit livre qu’elle consacre à Vézelay, je suis dans une toile de Nicolas de Staël. D’immenses lignes de fuite convergent vers le fond, et le cœur, du tableau. Au-delà, le ciel tourmenté poursuit la course des terres. Il n’y a pas de limite, mais des courbes résolues à n’en plus finir, comme si elles étaient animées d’un mouvement intérieur légèrement ascendant. » C’est ce voyage qu’il faut faire à Vézelay, suivant la rêverie lumineuse d’Édith, quand les signes débordent et qu’il fait résolument gris partout ailleurs.